Paru pour la première fois en 1943 aux États-Unis, Le Petit Prince se vend chaque année à cinq millions d’exemplaires, qui s’ajoutent aux 200 millions déjà rangés dans les bibliothèques du monde entier. Ce court conte philosophique est le livre préféré de bien des Français, qui le placent en tête d’un palmarès où il côtoie Victor Hugo et Albert Camus. Sans oublier les produits dérivés ! On ne compte plus les tasses, carnets, figurines ou encore les sets de table qui reprennent à volonté sa célèbre silhouette, habillée d’un manteau vert et coiffée de cheveux d’or…
À l’origine, il y a un célèbre aviateur. Formé aux beaux-arts et à l’architecture, Antoine de Saint-Exupéry (1900–1944) devient pilote à l’âge de 22 ans, pendant son service militaire. Parallèlement, il prend la plume, imprégné de ses vols et de ses découvertes. Lorsque sort Le Petit Prince, Saint-Exupéry est déjà bien connu des lecteurs français, qui ont dévoré son Courrier sud, paru en 1929, puis Vol de nuit en 1931, lauréat du prix Femina, et enfin Terre des hommes en 1939, grand prix du roman de l’Académie française. Cet homme étonnant, aviateur autant qu’écrivain, issu de la noblesse mais d’un humanisme revendiqué, est riche de ses voyages à travers le monde…Il fascine. Journaliste aussi, il observe avec un œil de reporter le Vietnam, la Russie, l’Espagne. La Deuxième Guerre mondiale le voit entrer dans la Résistance…Puis disparaître brutalement, un jour de 1944…
On ne retrouvera son avion qu’en 2003, au large de Marseille. En 1946, Le Petit Prince paraît en France, chez Gallimard, dans le contexte troublé de l’après-guerre. L’affection immédiate que s’attire ce personnage rêveur et exilé dans les étoiles est amplifiée par la disparition récente de son auteur, déclaré « mort pour la France ». Les ventes s’emballent. La guerre encore dans les mémoires, le conte doux-amer réenchante les cœurs durcis par des années d’horreur. Son ton naïf, volontairement enfantin, s’accompagne de dessins, devenus rapidement aussi cultes que la dégaine de Charlie Chaplin ou les oreilles de Mickey Mouse. C’est d’ailleurs sur eux que s’ouvre le récit, ou plutôt sur la tentative du jeune narrateur de dessiner un boa ayant avalé un éléphant, et que les adultes ont pris, à tort, pour un simple chapeau…Les grandes personnes m’ont conseillé de laisser de côté les dessins de serpents boas ouverts ou fermés, et de m’intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire. C’est ainsi que j’ai abandonné, à l’âge de six ans, une magnifique carrière de peintre. Avant de croiser, des années plus tard, une « drôle de petite voix » qui lui demande…
S’il vous plaît dessine-moi un mouton…
L’une des sources d’inspiration du « Petit Prince » est un accident dont il a été victime le 30 décembre 1935. Saint-Exupéry et son mécanicien, André Prévot, participent à un raid aérien entre Paris et Saigon, aujourd’hui Ho Chi Minh Ville, au Vietnam. Celui qui parviendra à boucler le trajet en moins de quatre-vingt-dix-huit heures et cinquante-deux minutes, record réalisé par le pilote André Japy en janvier de la même année, remportera un prix de 150 000 francs – une belle somme à l’époque en monnaie française qui n’existe plus aujourd’hui. Le 30, vers 2 h 45 du matin, la C630 Caudron Simoun que pilote Saint-Exupéry tombe en panne à 270 km/h et s’écrase dans le désert libyen. Bien que ne souffrant d’aucune blessure grave, le pilote et le mécanicien ont dû errer pendant trois jours dans le Sahara. S’ils ne sont pas morts de soif, c’est parce qu’ils ont été secourus par des Bédouins.
Trois ans plus tard, le 16 février 1938, Saint-Exupéry est victime d’un nouvel accident, le plus grave de sa carrière de pilote. Et, une fois de plus, en compagnie d’André Prévot, son fidèle écuyer. Alors qu’il participe au raid New York-Terre de Feu, son nouvel avion, un Caudron Simoun modèle C635, qu’il a acheté avec l’argent de l’assurance, s’écrase en bout de piste dès son décollage du Guatemala. La raison était un réservoir était trop plein…Heureusement, l’avion n’explose pas. Prévot se casse la jambe et Saint-Exupéry, outre huit fractures, reste huit jours dans le coma et manque d’être amputé du bras gauche. Les aventures de Saint-Exupéry en tant qu’aviateur ne s’arrêtent pas là. Entre autres exploits, il sauve la vie d’un ami, l’aviateur Marcel Reine, enlevé par des Maures au Maroc, et en sauve un autre, l’aviateur Henri Guillaumet, perdu dans les Andes lors d’une tempête de neige, le 13 juin 1930…Paroles d’Henri Guillaumet lorsqu’il est retrouvé au bout de cinq jours. Cette phrase a été reprise dans Terre des hommes.
Homme…Je te le dis, ce que j’ai fait, aucun homme n’aurait pu le faire.
Saint-Exupéry n’a pas eu d’accident grave au Brésil. Dès qu’ils entendaient le rugissement des moteurs, les pêcheurs de villages comme Praia Grande, à Santos, ou Campeche, à Florianópolis, à toute heure du jour et de la nuit, allumaient des lampes et éclairaient la piste d’atterrissage…Il ne savait qu’écrire sur ce qu’il avait vécu. C’est pourquoi il y a tant d’éléments biographiques dans ‘Le Petit Prince’. L’allumeur de lanternes en fait partie, Saint-Exupéry s’est même lié d’amitié avec l’un de ces allumeurs de lanternes.
Santos et Florianopolis n’étaient que deux des 11 escales de l’Aéropostale au Brésil. Les autres sont Natal, Recife, Maceió, Salvador, Caravelas, Vitória, Rio de Janeiro, Porto Alegre et Pelotas. Les lettres sont parties de Toulouse, dans le sud de la France, où se trouvait le siège de l’entreprise, et ont suivi dans de lourds colis jusqu’à São Luís, au Sénégal. Depuis l’Afrique du Nord, elles traversaient l’Atlantique à bord de navires jusqu’à Natal. De Natal, les pilotes se rendaient à Pelotas. Puis ils poursuivront leur voyage jusqu’à Santiago du Chili, leur dernière escale en Amérique du Sud. Dans chacune des escales, il y avait la maison des pilotes, appelée « popote », où l’on mangeait et passait la nuit, la maison de la radio, le hangar et les pistes d’atterrissage et de décollage. Les bureaux de poste, où l’on dépose lettres et colis, se trouvent dans les centres-villes. Chef de l’Aéropostale en Argentine, Saint-Exupéry se rendit au Brésil à d’innombrables reprises entre le 12 octobre 1929, date de son atterrissage à Buenos Aires, et février 1931, date de son retour définitif à Paris. Au Brésil, le « poète de l’aviation » aimait passer quelques jours dans la maison que Marcel Reine avait achetée à Itaipava, un quartier de Petrópolis, dans la région montagneuse de Rio…
Lorsqu’ils prenaient des congés, les pilotes de l’Aéropostale ne rentraient pas en France. Ils faisaient venir qui ils voulaient sur place. Ils écoutaient des disques, buvaient du vin, montaient à cheval…C’était leur Disneyland. Les premiers modèles, en bois, étaient très fragiles. Seul le moteur de la voiture était en métal. Sur six décollages, un n’arrivait pas à destination. C’était la préhistoire de l’aviation.
Le don du dessin, il l’a hérité de sa mère, Marie. C’est durant l’été 1942, qu’il écrit et illustre une bonne partie du Petit Prince /1943. Riche de son enseignement aux Beaux-Arts, Saint-Ex’ avait déjà illustré à l’encre quelques-uns de ses poèmes, fait le portrait de ses camarades. Ce personnage, Saint-Exupéry le dessine depuis des années avant de lui consacrer un livre entier…Sur le coin de nappes en papier au restaurant, sur ses lettres…La silhouette se faufile partout elle lui est inspirée par certains de ses amis, comme l’écrivain suisse Denis de Rougemont, qui aurait posé pour lui. Riche de son enseignement aux Beaux-Arts, Saint-Ex’ avait déjà illustré à l’encre quelques-uns de ses poèmes, fait le portrait de ses camarades. Pour son Petit Prince, il refuse la collaboration de Bernard Lamotte, peintre et illustrateur, et décide de s’atteler lui-même aux illustrations qui ornent quasiment toutes les pages du livre. La modestie de l’entreprise lui confère toute sa puissance…Le trait est léger, l’imaginaire habité de grâce, les couleurs douces…Tout va de pair avec les phrases épurées et faussement naïves qui réchauffent le cœur des lecteurs.
Son immense notoriété a dépassé, de très loin, son ambition. Le destin tragique de son auteur, mais aussi l’insatiable besoin de réconfort d’un siècle toujours plus confronté à la cruauté des hommes l’expliquent en partie. Pour nos amis japonais, Le Petit Prince est une œuvre de sagesse pour adultes. À l’inverse, les Anglais le considèrent strictement comme un livre illustré pour les enfants. Le livre parle à nos souvenirs d’enfance, il s’adresse tout de même beaucoup à l’adulte, il arrive à faire résonner quelque chose qui reste toujours vivant en nous, qui est le temps du questionnement sincère, le moment de la chevalerie. On voit bien que le Petit Prince rappelle en permanence l’aviateur à ses devoirs de chevalier.
Pourquoi Saint-Exupéry a-t-il écrit Le Petit Prince ? Comment en a-t-il eu l’idée ? Ce miracle tient à peu de chose. Ce livre unique, vendu à plus de 200 millions d’exemplaires dans le monde et traduit en quelque 300 langues, doit sans doute sa naissance à une idée lancée par hasard par l’éditeur américain Eugene Reynal. Ce jour-là, à l’été 1942, Reynal rencontre à New York son auteur et ami Antoine de Saint-Exupéry. L’écrivain est déjà célèbre en Amérique, où il s’est exilé à la fin 1940. Son roman Pilote de guerre, dans lequel il raconte ses missions pour l’armée de l’air française, vient d’y connaître un accueil triomphal. Cependant, même s’il y est fêté, Saint-Ex s’ennuie à New York. L’aviation et ses sensations fortes lui manquent, et la France, occupée par les nazis, également. Pour le distraire, Reynal lui lance alors…Écrivez donc un conte ! Je le publierai pour Noël. Un conte. Un livre pour les enfants…Cette proposition rappelle à Saint-Ex d’innombrables souvenirs. Il adore les enfants. Il songe à son petit frère François, disparu à 15 ans. Il se souvient de Pierre Sudreau, ce lecteur enthousiaste de 12 ans qui lui a écrit au début des années 1930, alors qu’il venait de faire paraître Vol de nuit. Ou de Thomas De Koninck, le fils d’un ami qui lui posait de brillantes questions lors d’un voyage au Québec. Enfin, il se rappelle ce jeune garçon qu’il a croisé dans un train russe, et dont la beauté fragile l’a ébloui qu’il l’a raconté dans Terre des hommes, en 1939, comparant cette apparition à celle d’un petit Mozart.
Toutes ces images qui se confondent un peu dans sa mémoire le confortent dans l’idée d’écrire un livre pour les enfants, loin de ses romans « pour grandes personnes ». Cette idée était en germe au fond de lui. Depuis des années, Saint-Ex ne griffonne-t-il pas sur les nappes de restaurant ou dans la marge de ses blocs-notes un garçonnet dont la chevelure et l’écharpe flottent au vent ? Quand on le questionne, il répond en riant…Je porte ce petit bonhomme dans le coeur ! » En 1942, Saint-Exupéry voit, sur un trottoir de New York, un enfant qui pousse des cailloux par terre. Intrigué, il lui demande ce qu’il fait. L’enfant…Tu vois bien, je joue avec mes bateaux ! C’est ce qu’il rêve d’écrire ! Un livre où l’on verrait des choses qui échappent au regard, des choses que l’on ne peut voir qu’avec l’imagination, avec le coeur…Des choses que seuls les enfants peuvent se figurer. Il va inventer en quelques mois tous les personnages merveilleux qui peuplent Le Petit Prince comme le renard, le serpent, la fleur, les baobabs…Il écrit et dessine sans discontinuer car il s’est décidé à illustrer lui-même son conte. Là encore, cela tient à peu de chose car c’est sa maîtresse Silvia Hamilton-Reinhardt qui lui aurait suggéré de se passer de l’aide d’un illustrateur, alors qu’il voulait faire appel à son ami le peintre Bernard Lamotte. Un autre coup de pouce du destin ! Le Petit Prince est décidément né sous une bonne étoile.
Le Petit Prince explique que, sur sa planète natale, il doit arracher les « graines terribles » des baobabs dont les racines ravagent la terre. Saint-Ex confie ici, au détour du conte, ses inquiétudes quant à la guerre en cours. Les trois baobabs figurent les trois puissances de l’Axe…Allemagne, Italie et Japon qui dévastent le monde en 1942. En 1927, Saint-Exupery est en poste à Cap Juby, dans le Sud marocain, au service de l’Aéropostale. Là, en plein Sahara, il adopte un fennec. « C’est plus petit qu’un chat et pourvu d’immenses oreilles », écrit-il à sa soeur Gabrielle. Quinze ans plus tard, il se souviendra de cette rencontre pour donner naissance au fameux renard du Petit Prince.
« J’ai des difficultés avec une fleur », explique le Petit Prince au serpent, qu’il croise au début du conte. Il est inquiet pour elle, dit-il, car elle tousse. Mais il est parfois agacé, car elle n’est jamais contente. Cette fleur fragile et capricieuse représente en réalité Consuelo, l’épouse de Saint-Ex, qui souffrait d’asthme et qu’il adorait. Quand il dessine les personnages, Saint-Exupéry fait flèche de tout bois. Ainsi, pour son fameux mouton, il semble qu’il ait pris en modèle le caniche d’un ami. Un tigre est inspiré d’un autre chien, le boxer de sa maîtresse Silvia Hamilton-Reinhardt ! Enfin, pour certains croquis de son Petit Prince, il demande à son ami Denis de Rougemont de prendre la pose.
La première version du Petit Prince paraît en avril 1943 car il n’a pas pu être prêt pour Noël 1942…Saint-Ex ne saura rien de son incroyable succès. Quelques mois plus tard, il part rejoindre les Forces françaises libres en Algérie et, à l’été 1944, son avion s’abîme au large de Marseille. Sa mort tragique nous prive sans doute d’un nouveau chef-d’oeuvre, il avait promis à son épouse Consuelo d’écrire, après guerre, la suite du Petit Prince…
C’est le second livre le plus traduit au monde après la Bible. Un collectionneur suisse, possède plus de 3 200 exemplaires du best-seller. Des cinq frères et sœurs de la famille Saint-Exupéry, seule Gabrielle a laissé des héritiers, qui s’occupent des droits d’auteur de l’œuvre du célèbre oncle.