Immortal Lifetime…

J’ai vu un film de Stanley Kubrick pour la première fois à 12 ans, le jour où ma mère m’a emmené voir 2001 : l’odyssée de l’espace au Kinopanorama. Kubrick a ainsi sorti des nombreux gamins de l’enfance du cinéma, fasciné une génération d’ados et accompagne aujourd’hui des vies de cinéphiles. Encore plus tard, aujourd’hui, on constatera qu’Orange mécanique est le film de Kubrick qui a le plus mal vieilli, seules les vingt premières minutes tiennent vraiment le coup, tant par ses excès démonstratifs que par le jeu outré de certains acteurs ou dans le futurisme aujourd’hui suranné de ces décors. N’importe, en 75, Stanley Kubrick avait pris une place gigantesque dans notre cinécosmogonie.

 

 

 

 

 

Stanley Kubrick. L’art contre le monde…

par Serge Kaganski

 

Avec Les Sentiers de la gloire, Kubrick livrait son premier film monumental, tant du point de vue de son sujet, les mutineries dans l’armée française pendant la guerre de 14 que de sa forme, très ample. Lolita, excellente appropriation du roman de Nabokov, et Docteur Folamour, immense farce noire sur la guerre atomique confirmaient l’impression d’ensemble. Ce Kubrick était un génie, un redoutable perfectionniste, exigence qui générait certes une oeuvre d’une froideur hautaine, presque intimidante, mais aussi une filmographie sans déchet, oscillant de l’excellent au chef-d’oeuvre. A partir de Barry Lindon, il se produisit avec l’oeuvre de Kubrick un phénomène curieux quoique fréquent, celui du plaisir de la légère déception. Quand on admire un artiste, quand on attend tout de lui et surtout le plus-que-parfait, cela peut générer de la déception à chaud. Ainsi, Barry Lindon, ses chandelles et ses ors surannés, nous déçut après les stridences d’Orange mécanique. Puis Shining nous fit mieux apprécier Barry Lindon, Full metal jacket nous fit réévaluer Shining à la hausse et le temps améliora Full metal jacket, qui semblait à sa sortie un film de plus sur le Vietnam. Tel le grand joueur d’échecs qu’il était, Kubrick était toujours en avance de plusieurs coups et il nous fallut un peu de temps et de recul pour comprendre la cruauté de Barry Lindon, le côté deleuzien de Shining un vrai film-cerveau, la force conceptuelle et émotionnelle de Full metal jacket.

 

A l’heure du bilan de l’oeuvre kubrickienne, on dit que l’auteur de 2001 a pratiqué tous les genres, qu’il n’a fait quasiment que des films prototypes ce qui n’est pas faux, mais un peu superficiel. Car ce qui frappe en revoyant tous ces films, c’est la permanence de leur sujet scénaristique, le dérèglement, et de leur sujet profond…Opposer au dérèglement du récit une forme parfaite. Quels que soient leur genre ou leur mode de production, tous les films de Kubrick racontent une histoire de dysfonctionnement…Un hold-up qui foire à cause d’un maillon faible dans la bande L’Ultime razzia, une armée qui fait face à des mutins Les Sentiers de la gloire, un éminent professeur déstabilisé par une nymphette Lolita, une attaque de missiles nucléaires déclenchée par un officier paranoïaque Docteur Folamour, une mission spatiale fichue à cause d’un ordinateur orgueilleux 2001, une société en proie à l’ultraviolence Orange mécanique, un père de famille qui pète les plombs Shining…Au désordre de ses histoires, Kubrick oppose l’ordre perfectionniste de ses mises en scène, ses plans géométriques, son penchant pour le classicisme rassurant du XVIIIème siècle, les salons des Sentiers, la chambre de 2001, Barry Lindon…Cette tension entre le chaos du monde et le contrôle de fer exercé sur sa représentation est au cœur de toute l’oeuvre de Kubrick.

 

 

 

 

Ceux qui ne goûtent guère le cinéma de Kubrick feront de cette tension et de ce perfectionnisme obsessionnel le signe le plus évident de la paranoïa aiguë d’un grand mégalomane. On peut aussi y voir la lucidité mélancolique d’un immense cinéaste, qui a constamment cherché à transcender son inquiétude devant le chaos du monde par une recherche quasi mystique et permanente de la perfection artistique.