Le film Senna sans peur, sans limite, sans égal évoque la décennie 1984-1994, soit les années en F1 du pilote brésilien. Le film revient longuement sur sa rivalité avec Alain Prost avec notamment la période de cohabitation chez McLaren. Pour ne pas perdre en intensité, le réalisateur a fait le choix de ne pas faire figurer à l’écran les personnes interviewées afin de laisser place aux centaines d’images d’archive, pour la plupart inédites. Préparez les mouchoirs car l’émotion est au rendez-vous.



Senna ou la destinée tragique… par Valentin Marcinkowski
Les débuts prometteurs Issu d’une famille aisée de Sao Paulo, Ayrton Senna découvre le karting durant son adolescence et devient, à 17 ans, champion d’Amérique du Sud de la discipline en 1977. Les deux années suivantes, le Brésilien confirme tout son potentiel avec deux titres de vice-champion du monde de la spécialité. Bien décidé à aller voir plus haut, il quitte son Brésil natal pour l’Angleterre, terre de nombreuses écuries de F1 où la course automobile est reine. En trois saisons, il domine toutes les catégories dans lesquelles il s’engage (Formule Ford et Formule 3) et le monde de la F1 lui fait alors les yeux doux.



Monaco 1984…L’année des débuts d’Ayrton Senna en Formule 1. Malgré des tests chez Williams, McLaren et Brabham, le carioca ne parvient qu’à décrocher un volant dans la modeste écurie britannique Toleman. Dès sa deuxième course, il réussit à inscrire un point en se classant sixième du Grand Prix d’Afrique du Sud. Mais c’est à Monaco, lors de la sixième épreuve de la saison, qu’Ayrton Senna se révèle aux yeux du monde. Parti 13è sous une pluie battante, il livre un véritable festival et se classe finalement deuxième d’une course interrompue pour des raisons de sécurité. Monaco et la pluie sont deux éléments que Senna appréciait particulièrement puisqu’il s’est imposé à six reprises en Principauté (un record) et reste à ce jour le meilleur sur surface mouillée, d’où son surnom de « roi de la pluie ».





ESTORIL 1985…La première victoire Désormais pilote Lotus et en mesure de jouer les premiers rôles, Ayrton Senna signe sa première victoire à Estoril en 1985, sur une piste totalement détrempée, confirmant une fois de plus son statut de virtuose sous la pluie. Après une autre victoire à Spa-Francorchamps, il termine la saison à la 4ème place. L’année suivante, le Brésilien finit troisième du championnat avec deux victoires et huit podiums au compteur. Le pilote ne cesse de progresser à tel point que Lotus ne peut le retenir une saison de plus.




SUZUKA 1989/1990… A la demande d’Alain Prost, double champion du monde à l’époque, qui voyait en lui un pilote très talentueux, McLaren-Honda recrute Ayrton Senna et c’est le début de la plus grande rivalité de l’histoire de la F1, le chien fou qui défie le « Professeur ». Bien que dans la même écurie, les deux hommes se livrent une lutte acharnée et c’est finalement Senna qui décroche la couronne mondiale devant Prost en 1988. Cette première année se passe plutôt bien entre les deux hommes même si Senna n’a pas hésité par exemple à tasser Prost contre le mur des stands alors que ce dernier tentait de le dépasser lors du Grand Prix d’Estoril. C’est lors de la deuxième saison de Senna chez McLaren que la rivalité avec Alain Prost éclate au grand jour. Le Français se plaint de ne pas disposer des mêmes moyens que son coéquipier, même si l’écurie s’est toujours refusée à donner des consignes de course. C’est donc sur la piste que les deux champions réglaient leurs différends et à ce petit jeu, Senna se montrait le plus agressif, voire le plus dangereux. Lors du dernier Grand Prix de la saison à Suzuka, Prost, en tête du championnat, mène la course devant Senna qui a besoin de la victoire pour remporter le titre. Le Brésilien tente un dépassement impossible et harponne la voiture du Français contraint à l’abandon. Ayrton pense avoir gagné mais sera disqualifié pour cette manœuvre dangereuse. L’année suivante, toujours à Suzuka, il tente la même manœuvre sur Prost, parti chez Ferrari, et remporte cette fois le titre. « Son but n’était pas seulement de me battre, mais de me détruire. Il cherchait à me foutre en l’air », confiera Alain Prost quelques années après la mort du pilote brésilien. Ce qui n’empêchera pas le pilote tricolore de se rendre aux obsèques de son meilleur ennemi et de porter son cercueil.


10 ans de carrière en F1…
Ayrton Senna a décroché 65 pole positions. Le Pauliste était un véritable obsédé de la pole car il ne concevait pas s’élancer en course dans une autre position que celle du premier. Son goût pour la vitesse, son style très agressif et son sens du détail technique lui ont permis d’être le meilleur pilote de l’histoire en qualifications. Car même si Schumi a fait mieux, tout le monde sait que Senna reste le meilleur dans cet exercice. Pilote très croyant à la réputation sulfureuse à cause de son comportement dangereux, Ayrton Senna n’en était pas moins préoccupé par les problèmes de sécurité. Il n’hésitait pas à venir en aide aux pilotes accidentés comme ce fut le cas avec le Français Erik Comas lors des qualifications du Grand Prix de Belgique 1992. Inconscient après un accident, il garde le pied sur l’accélérateur alors que le moteur continue de tourner et que de l’essence se répand un peu partout dans la monoplace. Senna interviendra à temps en actionnant le coupe circuit du moteur. Depuis le début de la saison 1994, Ayrton Senna n’est plus le même. Le triple champion du monde nouveau pilote Williams-Renault déprime depuis la retraite de son meilleur ennemi Alain Prost et voit le jeune Schumacher remporter les deux premières courses de la saison. La veille du Grand Prix de Saint-Marin, l’Autrichien Roland Ratzenburger se tue au volant de sa monoplace lors des essais qualificatifs. Un drame qui affecte profondément le pilote Brésilien. L’homme a un mauvais pressentiment et pense même à renoncer à la course. Le matin de la course, Senna, qui s’est réconcilié avec Prost, adresse à la télévision un message à son ancien rival alors qu’il s’apprête à commenter le tour qu’il effectue…
« Before the beginning, a special hello to my… our dear friend Alain. We all miss you Alain ! ».



Un cri du cœur en forme d’appel au secours qui trouve toute sa résonnance quelques heures plus tard…à 14h18, lors du 7è tour, « Magic » Senna percute un mur en béton suite à un problème de direction à près de 210 km/h dans la courbe tristement funeste du Tamburello. Il décèdera quelques heures plus tard à l’hôpital. La veille de sa disparition, Senna déclarait…
« Si la mort doit me prendre, alors qu’elle me prenne de plein fouet, en plein virage, car je me verrais mal terminer mon existence dans une chaise roulante. » Comme s’il savait déjà…





Le dimanche 1er mai 1994, Ayrton Senna s’est tué à plus de 300 km/h contre un mur du circuit d’Imola. En Mondovision. La mort violente du triple champion du monde a provoqué une émotion considérable « J’aurais tellement aimé devenir pilote de F1 », soupirait Jean-Philippe Domecq en 1984, lors de la sortie de son roman Sirènes, inspiré de la vie de Niki Lauda, le champion autrichien grièvement brûlé, déclaré cliniquement mort, et qui, cinq semaines plus tard, défiguré, reprenait le volant pour tenter de reconquérir son titre mondial. Rédacteur en chef de Quai Voltaire, revue littéraire, collaborateur de la revue Esprit, auteur d’un récent Pari littéraire, Jean-Philippe Domecq, qui a suivi plusieurs saisons sur les circuits, analyse l’importance symbolique de la F1 et le choc affectif causé par la disparition d’Ayrton Senna, pilote de légende en 1994, il fera aussi paraître, ce que nous dit la vitesse.
Comment avez-vous vécu la mort d’Ayrton Senna ? J’ai tout de suite compris qu’il allait mourir. Le lieu de l’accident, l’angle du choc et la vitesse ne lui laissaient aucune chance. Ensuite, l’attitude des secouristes m’a alerté. En 1979, sur ce même circuit d’Imola, il ne leur avait fallu que vingt-quatre secondes pour éteindre la voiture en flammes de Gerhard Berger. Leur réflexe, leur métier, c’est de se précipiter. Ils se sont approchés de la voiture de Senna et sont restés immobiles, comme s’ils n’osaient pas pénétrer dans un cercle surnaturel. Comme recueillis devant un sanctuaire…
Qu’incarnait Senna, pour vous ? Le mutant. C’était un personnage qui semblait percevoir ce que les autres ne percevaient pas. Johnny Rives, dans L’Equipe, lui avait donné le très beau surnom de « Magic Senna ». Nous avons souvent été fascinés par ses récits de conduite. Je pense surtout à celui où il a relaté sa pole position pour le Grand Prix de Monaco en 1988. Il parlait d’un autre monde dont il revenait. À l’époque, on avait souri. On le savait mystique, habité par Dieu. Il disait, et cela sonne étrangement aujourd’hui : « Je sais que ma vie sera bien plus grande après ma mort… » Les scientifiques et les médecins s’étaient penchés sur ce récit stupéfiant où il décrivait la lenteur de ses gestes et de ses perceptions, alors qu’il n’avait jamais roulé aussi vite. Les pilotes de F1 ont, à peu de chose près, la même rapidité de réflexes qu’un homme ordinaire. Toute la différence repose sur leur capacité d’anticipation, qui leur permet d’entrer dans des espaces-temps emboîtés les uns dans les autres. Exemple : pour rentrer à la vitesse maximale dans un virage, il faut d’abord se voir en sortir. À Monaco, lors d’un carambolage monstrueux dans un virage, Fangio, qui ne pouvait le voir, avait soudain décéléré et réussi in extremis à slalomer entre les carcasses des bolides. À l’arrivée, on l’avait interrogé sur son geste incroyable : « J’ai pressenti l’accident avant d’arriver dessus, répondit-il. Car je fonçais en tête et le public ne me regardait pas. »
Le témoignage de Senna était passionnant car il s’apercevait qu’il décomposait tout. Sa conscience était très en retrait par rapport à la somme des gestes précis qu’il se devait d’accomplir. Il y avait une telle mise en abîme de ses espaces intérieurs qu’il voyait le circuit de Monaco de très loin et de très haut. La mort d’Ayrton Senna est à l’image de sa vie. Il a disparu en tête…Il faut se rappeler la force symbolique de sa première victoire, en 1985 à Estoril (Portugal), sous une pluie diluvienne. Il pleuvait de plus en plus, et Senna roulait de plus en plus vite. A l’arrivée, il a levé les deux poings. Je me souviens ce jour-là m’être dit que, pour cette première victoire, il avait voulu convoquer les dieux de l’Olympe pour réaliser l’impossible, aller au bout de l’impensable. La F1 est un sport intellectuel, voire métaphysique : le pilote pénètre à pleine vitesse, au-delà du seuil de survie, dans un espace qui se situe au-delà du corps et pose les questions ultimes. C’est l’art de frôler le risque au millimètre et au millième de seconde près. Jouer avec les limites dans un périmètre limité : c’est aussi une définition de la vie. La F1 concentre le risque, l’ivresse de la vitesse, le plaisir extrême qui ne s’éprouve jamais autant que face à l’extrême de la vie avec la mort. C’est aussi un puissant condensé narratif composé de tension et d’imprévisible. Rester en piste, c’est rester en vie. L’important est de ne jamais sortir de la piste.
On insiste souvent sur la dimension esthétique de la F1…Et on a raison. Les bolides sont d’une très grande beauté. Les ingénieurs, qui n’ont d’autre souci que de répondre à des impératifs techniques pour aller toujours plus vite, réalisent des formes qui ne sont pas sans rapport avec la sculpture moderne. Certains écrivains ne s’y sont pas trompés…Hemingway, Roger Vailland. Michel Leiris, dans un très grand texte sur Jim Clark à Monza, a justement mis en relief sa fascination pour ces formes fuselées. La F1 est aussi un révélateur de la société. L’Histoire a montré que lorsqu’on veut porter atteinte au principe de concurrence, cette intention généreuse se retourne contre les hommes. Autrement dit, l’homme doit admettre cette pulsion concurrentielle, mais en la maîtrisant pour qu’elle ne soit pas mortifère. C’est le spectacle même de la F1, reflet de la société à un moment donné, avec elle est au cœur de la mythologie du capitalisme, qui en a fait un déversoir fantastique d’argent.
Dans ce monde, l’individu compte peu. On l’a vu à Imola, quand les autorités et les patrons d’écurie ont contraint leurs pilotes à courir. Envers cruel du décor et les héros ne sont que des pions. La F1 est aux mains d’un pouvoir dictatorial et féodal, avec, à sa tête, des personnages qui incarnent le capitalisme dans sa version la plus sauvage, dont les valeurs morales ne vont guère au-delà de leurs bénéfices financiers. Ces féodalités n’ont de comptes à rendre à personne, et les pilotes ont toujours été fermement priés de se taire.
Comment expliquez-vous une telle fascination pour ce sport ? Les Anglais l’appellent « the cruel sport ». Sa magie vient de l’héroïsme qu’il requiert. Dans une société démocratique à vocation égalitaire, c’est une valeur mal portée dont la défaveur a accompagné l’effacement de la noblesse et de l’aristocratie. Comme la F1 joue avec le grand jouet de l’âge adulte (la voiture), le grand support de l’activité économique (l’automobile) et le nouveau plaisir apporté par le XXe siècle (la vitesse), elle injecte dans l’imaginaire les ingrédients d’une magie particulière et rétablit, mieux qu’aucun autre sport, de nouvelles valeurs d’héroïsme. La mort domine cet édifice mythologique. Retour à la définition antique : l’accès au statut de héros se paie d’un certain tribut (la vie) et se définit face à la mort. C’est également le sport le plus médiatisé. Plus de deux milliards de téléspectateurs à travers le monde ont été atteints par les images de l’accident de Senna. Jamais mort n’a été autant vue…
La télévision écrase la terrifiante impression de vitesse que l’on éprouve au bord d’un circuit, aplatit les sensations physiques qui déchirent le corps du spectateur, projeté dans cet univers de bruit. Alors, pourquoi regarde-t-on autant la F1 à la télévision ? Pour la mort en direct toujours possible ? Ce serait rabattre la F1 vers la corrida, vers une forme de mise à mort. Je crois plutôt que ce qui nous fascine, c’est le vertige, la finesse, la précision du risque. On tourne dans le sens des aiguilles d’une montre sur un tracé fermé, et pour doubler, on dépend de l’autre. Les pilotes jouent non seulement avec leurs propres limites mais aussi avec celles de l’autre. Si je veux te battre, je suis obligé de me fier à toi. La carrière de Senna est inséparable de sa rivalité avec Prost. Celui-ci a d’ailleurs su tout de suite trouver les mots justes pour commenter la disparition de son ancien rival. Le « Alain, tu me manques », lancé par Senna à quelques heures de sa mort, est assez éloquent.
Monaco, c’était le royaume d’Ayrton Senna. A quoi peut ressembler le Grand Prix de dimanche, le premier sans Senna ? Je ne sais pas si ça m’intéresse. La mort de Senna laisse un cratère dans le monde de la F1, comme après le passage d’un cataclysme. On voit très peu de champions capables de condenser une telle chimie de caractère, de performance, de pureté dans les gestes, un profil aussi puissant dans l’histoire d’un sport. La Formule 1 a quarante-quatre ans d’existence. Qui a-t-on vu émerger du lot ? Ayrton Senna, Alain Prost, Niki Lauda, Jackie Stewart, Jim Clark, Fangio. Après la mort de Senna, nous allons traverser six ou sept ans avant de voir sortir un nouveau prodige. Nous verrons des pilotes rapides, mais qui ne seront que ça…Monaco est un circuit urbain légendaire marqué par le souvenir d’accidents dramatiques, comme la mort de Lorenzo Bandini, en 1967, un circuit extrêmement acrobatique où le pilote compte plus que la machine. Ce n’est pas un hasard si Ayrton Senna a gagné à six reprises ce Grand Prix. Il bondissait comme un chat d’une rampe à l’autre avec une virtuosité prodigieuse. Je plains les amis journalistes qui vont avoir à commenter le Grand Prix cette année. Il leur faudra fermer les yeux pour ne pas voir l’ombre portée de Senna sur le soleil de Monaco. Se concentrer sur la course et rien que sur la course. Mais si la F1 n’est plus que la course…





Lors des essais de qualification du Grand Prix de Monaco 1988, Ayrton Senna boucle ses tours à une allure fantastique, laissant Alain Prost, équipé de la même voiture que lui, à plus de deux secondes derrière…C’était comme si ma voiture était montée sur des rails. À un moment, j’ai eu l’impression que le circuit n’était plus un circuit, seulement un tunnel de glissières. Je me suis alors, d’un seul coup, rendu compte que j’avais dépassé la limite que je considérais comme raisonnable. J’avais atteint un niveau inconnu. Je suis rentré doucement au stand en me disant “N’y retourne plus. Tu es vulnérable. Tu t’es placé dans une situation où tu as presque laissé l’initiative à ton subconscient.” Cette constatation m’a mis mal à l’aise, même si j’avais éprouvé une sensation merveilleuse que je n’avais jamais ressentie auparavant. J’avais réussi à faire ce que j’aime le plus : aller loin, plus loin, encore plus loin. »
Recordman du monde des pole positions (premières places sur la ligne de départ), il décrivait ainsi son secret…Le fait d’avoir réfléchi, avant mon tour lancé, au plus grand nombre d’éventualités me permet de voir très loin lorsque je suis dans l’action. Bien plus loin que ce que mes yeux seuls pourraient me permettre… »

