Tourné à la façon d’un thriller trépidant, A plein temps est un beau film social qui s’attache à décrire le quotidien infernal d’une mère célibataire. A la fois stressant, poignant et surtout pertinent. un modèle de cinéma social intelligent. Soutenu par la musique électro d’Irène Drésel, le réalisateur Éric Gravel réussit un travail d’orfèvre, il s’attache à chaque geste, répétitif, des femmes de chambre, pour restituer l’exigence harassante d’un métier. Et à chaque pas, si volontaire, de son héroïne, révéler une mère aimante, au bord de l’épuisement. Dans le rôle de cette sprinteuse sans médaille, Laure Calamy force l’admiration, charnelle et réaliste. Nouvelle Annie Girardot du cinéma français, elle fait nôtres ses respirations comme ses aspirations.
UNE COURSE FOLLE… par Guillemette Odicino
Une femme dort. La caméra la filme de très près, avec douceur, le grain de sa peau, ses membres relâchés, ses paupières, son souffle régulier. Ce sera le seul moment du film où Julie ne court pas, essoufflée de se débattre avec le monde, avec le temps… Puis le réveil sonne. Commence, alors, la course contre la montre de cette mère de famille célibataire qui a choisi d’élever ses enfants en lointaine banlieue, mais qui travaille à Paris, comme première femme de chambre dans un palace. La dure routine de Julie ? Créer du calme, du luxe et de la volupté pour des clients capricieux, sans jamais se permettre le moindre faux pas, alors que sa propre organisation repose sur un fil, et sur les horaires des transports en commun. Tout devient donc impossible quand la grève paralyse ces trains et métros qu’elle doit prendre chaque jour. Arriver à l’heure à son travail, s’absenter en douce pour un entretien d’embauche dans une boîte qui lui correspond mieux, faire du stop pour récupérer ses enfants chez la voisine : autant de trajets qui, par la tension de la mise en scène, composent un véritable thriller du quotidien, effrayant au point qu’on se demande si, au moment où, enfin, arrive un train, Julie ne va pas se laisser tomber du quai…
CONTRE TEMPS… par Virgile Dumez
Après la comédie dramatique Crash Test Aglaé en 2017, le réalisateur d’origine québécoise Eric Gravel a décidé de suivre le quotidien chahuté d’une mère de famille monoparentale. Le scénariste a notamment rédigé le script durant la crise des Gilets Jaunes, ce qui a validé son envie de parler de ces gens que l’on nomme souvent dans les médias les invisibles. Pour autant, malgré un point de vue social affirmé, Eric Gravel est parvenu à trouver un parfait équilibre dans son film entre analyse fine d’une situation sociale critique et portrait d’une femme battante au cœur d’une tempête personnelle et professionnelle. La grande force du film vient justement de son attention constante aux petits gestes du quotidien sans jamais tomber dans le piège du mélodrame social démonstratif ou théorique. Dès le générique, le spectateur est invité à regarder dormir Julie dont on entend seulement le souffle. Cela sera le seul moment apaisé d’une œuvre qui fait le pari de transformer le quotidien de cette mère de deux enfants en un trépidant thriller. Dès le réveil, la journée s’annonce tel un tourbillon ininterrompu où Julie magnifique Laure Calamy aurait mille raisons de flancher. Pourtant, malgré les terribles grèves dans les transports, cette femme déterminée va parvenir à gérer à la fois la garde compliquée de ses enfants, mais aussi les tensions au travail, tout en cherchant un autre emploi mieux rémunéré. Avec une tension de chaque instant, Eric Gravel nous raconte ici le quotidien de millions de Françaises et de Français qui vivent éloignés des grands centres urbains, mais qui y travaillent pourtant. Il s’attache à suivre cette femme de chambre employée dans un palace, imposant notamment à l’ensemble de son casting une parfaite maîtrise des gestes de ces mains de l’ombre. Ainsi, le cinéaste dresse le tableau d’une société française en crise. Le parallèle entre la situation de cette femme, brinquebalée par la vie, et celle de la société en son entier est évident. Obligé de lutter au quotidien pour assurer l’avenir, chaque être humain se doit d’être performant jusqu’au point éventuel de rupture. A plusieurs reprises, le cinéaste laisse supposer une issue tragique à cette histoire qui ne peut laisser indifférent.
A plein temps ne serait pas aussi réussi sans l’apport majeur de trois personnes. Tout d’abord, Laure Calamy livre une prestation exemplaire faite d’émotions contrastées et toujours nuancées. Certes, son personnage est déterminé, mais elle n’est pas toujours exemplaire non plus dans ses entêtements qui s’avèrent parfois contre productifs. Outre la comédienne, il faut ensuite saluer le travail remarquable d’Irène Drésel qui délivre une musique électro enrichissant encore plus les images déjà trépidantes du réalisateur. Sa musique rythme un peu plus un film déjà passablement nerveux. Enfin, signalons le montage particulièrement affuté de Mathilde Van de Moortel qui a su imprimer au film une énergie que l’on trouve rarement au sein de la production française traditionnelle. Toute l’équipe a participé à la pleine réussite de cette œuvre qui délivre un discours social intéressant, sans oublier de faire du cinéma, et même du très bon. On est loin ici de la tendance actuelle à nous débiter du téléfilm moralisateur à longueur de pellicule. A plein temps est un vrai beau film sur un personnage à l’humanité bouleversante jusque dans ses failles et non un pensum certain de sa pertinence. Cela justifie amplement les nombreuses récompenses glanées par ce drame social au fil des années. On se souvient des prix du meilleur réalisateur et de la meilleure actrice à la Mostra de Venise en 2021, et plus récemment des deux César pour la musique et le montage, très largement mérités.
Elle a la capacité rare de savoir exprimer drame et comédie en même temps.
Eric Gravel
Mon personnage ne lâche rien. Elle n’est pas dans l’apitoiement, elle n’a pas le temps pour cela. C’est une femme qui a vécu un déclassement, donc être première femme de chambre n’était pas son premier métier. Elle est vraiment dans un creux de vague. Il faut qu’elle s’en sorte et elle a cette énergie pour le faire. C’est un roc qui prend l’eau et qui est dans la négation du fait qu’elle prend l’eau. C’est cette idée que je trouve très belle. J’ai également aimé sa manière de se définir par son travail. On sent que c’est une partie intrinsèque de son identité.
Quand on est comédienne, on se laisse traverser par des choses auxquelles on n’aurait jamais pensé. Ce qui est intéressant c’est d’atteindre la porosité la plus grande qui soit. Je me sens poreuse autant avec les partenaires avec lesquels je joue, qu’avec l’équipe technique du tournage. D’ailleurs quand on parle de direction d’acteurs, la direction d’équipe compte aussi. On est ensemble dans une bulle à essayer d’inventer les personnages et chaque chose est importante.
J’ai de la chance avec les rôles qu’on me propose. Et puis on observe un renouveau en termes de fictions avec des femmes, et principalement avec des femmes qui ont plus de quarante ans. Il y a des terrains entiers à explorer. Encore aujourd’hui, il y a des propositions que je refuse. Je réponds d’ailleurs à certains réalisateurs…Je veux bien faire ton film si c’est moi qui joue le rôle principal masculin…
ENTRETIEN AVEC ERIC GRAVEL par Teresa Vena
Comment est née chez vous l’idée de raconter l’histoire de Julie, cette mère célibataire confrontée à une grève des transports qui vient mettre en péril l’emploi du temps déjà bien rempli de ses journées ? Le point de départ est venu de mon envie de parler de tous ces gens de banlieue qui se lèvent tôt le matin pour aller travailler à Paris, après avoir emmené leurs enfants à la garderie. Je suis d’origine québécoise, mais j’habite en France depuis vingt ans. Et j’ai longtemps vécu en milieu urbain avant d’aller m’installer à la campagne, dans l’Yonne, pour réaliser ce rêve un peu cliché de retaper une vieille maison et d’avoir une vie meilleure. Je pensais alors faire un choix marginal, mais j’ai vite compris que je n’étais pas le seul, avant même que le Covid accélère ce mouvement. Des Parisiens qui, pour des raisons économiques, s’éloignent de plus en plus de la capitale pour trouver un nouvel équilibre familial, avant de découvrir que tout n’est pas aussi simple que ce qu’ils pensaient. Tout cela m’a inspiré cette histoire que j’ai commencé à écrire avant même la sortie de mon premier film, Crash test Aglaé, en 2017. J’ai compris que j’étais dans le juste quand, au cours de la grève s’opposant à la réforme des retraites fin 2019, je suis tombé sur le témoignage via Facebook de l’un des passagers du Transilien que je prends pour me rendre pour Paris. Il y décrivait sa journée d’homme fatigué. Et j’y ai reconnu Julie, mon personnage. Il n’y avait aucune critique concernant les grèves dans ses mots et dans la cinquantaine de messages qui lui répondaient. Tous expliquaient comprendre, voire soutenir le mouvement, mais avoir besoin de se confier sur un quotidien épuisant et parfois cauchemardesque. C’est exactement ce que je voulais montrer dans ce film. Beaucoup de gens de mon village font l’aller-retour constamment, tous les jours, pour le travail. Quand tout fonctionne, ça va, on peut faire ça, mais le moindre souci peut causer bien du désarroi. Je voulais montrer comment ça peut être, car j’ai l’impression que nous ne parlons pas souvent de ce phénomène, même si c’est une réalité pour beaucoup de gens et qu’il est important de la connaître. Les trains qui vont de la périphérie vers les villes sont pleins.
Déjà, dans vos films précédents, vous vous intéressiez aux femmes et à leur relation au travail. On pourrait dire que tout ce qui se rattache à la population active est un peu une obsession pour moi. Je m’intéresse à toutes les dynamiques entre les humains et leur travail. Mon père, qui s’est démené pendant toute sa vie de travailleur, a été une source d’inspiration importante. J’ai l’impression que la classe moyenne est en train de rétrécir, que nous avons la bourgeoisie d’un côté et les pauvres de l’autre, mais au milieu, il ne reste plus beaucoup de gens. Et malgré cela la classe ouvrière, où se situent la majorité d’entre eux, n’est pas souvent représentée au cinéma.
Comment avez-vous développé le personnage principal ? Je voulais montrer la relation de cette super maman avec son travail. Elle se croit capable de tout faire : les enfants et le travail. Où est sa vie privée ? N’est-elle pas identique à sa vie au travail ?
Quand a-t-il été clair pour vous que Julie serait incarnée par Laure Calamy ? À vrai dire, elle s’est imposée assez vite. Elle a la capacité rare de savoir exprimer drame et comédie en même temps. Je la connaissais principalement pour ses rôles dramatiques, mais j’aime bien la manière dont elle arrive à mettre de l’humour dans le drame. C’est une comédienne très talentueuse. Elle donne au personnage de Julie quelque chose de dur, mais aussi de la tendresse. Je voulais voir ces deux aspects en elle.
Le passé de ce personnage n’est pas aussi important que son présent. Je voulais l’aborder sans préjudices. Je ne voulais pas qu’elle soit jugée pour des choses qu’elle aurait pu faire par le passé. Le présent était l’important, sans fournir une histoire de fond à la situation où elle se trouve maintenant. On n’a pas besoin d’en savoir plus sur elle, au-delà de ce qu’on voit. Elle est différente avec les différentes personnes qu’elle côtoie. En observant cela, on a une image d’ensemble de son personnage et c’est ce qu’il m’intéressait de montrer, puisque le fait d’avoir différentes facettes s’applique à nous tous. Je ne voulais pas avoir une dynamique d’antagonisme claire. J’aime les zones grises. Je voulais parler de cette femme à ce moment de sa vie, quand tous les problèmes s’accumulent. C’est un moment intense, fait de beaucoup de petites choses banales qui en font un état d’urgence. J’aime aussi de créer des effets de miroir aux problèmes et situations décrits. La patronne de Julie a également des soucis, il y a des parallèles entre les deux femmes, et la même chose vaut pour la vieille dame qui s’occupe des enfants de Julie. J’aime bien l’idée qu’elles sont en fait toutes la même femme, mais à différents moments de sa vie.
Comment avez-vous développé l’aspect visuel du film ? J’ai utilisé presque toutes les techniques disponibles, de la caméra à l’épaule à la steadicam car les images devaient s’adapter aux émotions de l’héroïne. Quand elle a des incertitudes, il y a plus de caméra à l’épaule et quand elle est au travail, sûre de ses compétences, la caméra est plus fluide. Pareil pour la musique qui s’adapte également à ses émotions.
Est-ce que vous aviez prévu de terminer le film ainsi ? Avez-vous envisagé une fin plus dramatique ? Je vois cette fin comme une fin ouverte et à mon avis, ce n’est pas vraiment une fin heureuse. Elle représente sans doute un soulagement, mais elle soulève aussi beaucoup de nouvelles questions. J’ai souvent restreint le champ de vision sur elle. Cela permettait que tout ce qui est autour d’elle devienne une matière sensorielle hors champ. J’ai beaucoup utilisé de très longues focales, surtout dans ses déambulations en ville. C’était une façon simple de densifier la ville et créer un Paris anxiogène. Je me suis interrogé sur le fait qu’on va voir des films avec des super-héros ou avec des espions. Et dans ce genre de film on est toujours avec eux, on vit avec eux une proximité permanente. Comme si c’étaient des réalités qui nous concernaient alors qu’ils vivent des histoires qui n’ont absolument aucun bon sens. Je me suis demandé comment on pouvait transposer ça dans nos propres réalités. J’avais envie de reprendre ces sentiments qu’on a devant des films d’action pour les ramener à nous, pour que ces sensations qu’on ressent soient légitimes. Il y avait un peu de ça dans ma démarche. Et je pouvais amener le film peut-être ailleurs, avoir un regard différent qui nous ramène dans quelque chose de très concret.
Avec cette difficulté de ne pas tomber dans un pamphlet antigrève devant les dommages collatéraux qu’elle provoque chez votre héroïne. Comment vous y êtes-vous employé ? J’avais pleinement conscience de jouer avec le feu. Mais je n’aime rien tant que les contradictions, que ces zones de gris. Les grèves allaient me permettre de parler à la fois du singulier et du collectif, avec cette idée que l’épuisement et la colère intérieure de cette femme constituent aussi une lutte de société. Sauf que, par son métier de femme de ménage, faire grève n’aurait que peu d’impact et qu’elle a besoin que d’autres portent ses revendications. Elle ne peut donc pas en vouloir aux grévistes ou être en lutte contre eux.
Pourquoi avoir choisi le thriller pour raconter ce que traverse votre héroïne ? Il y a un côté « un jour sans fin » dans ce que vivent ceux qui font quotidiennement ce trajet aller-retour entre Paris et la banlieue. Sa représentation à l’écran peut donc vite être ennuyeuse. Dans un film social, règne souvent un certain naturalisme qui peut finir par enfermer le récit et les personnages. Or, j’aime le cinéma pour les nombreuses façons qu’il offre d’embrasser le même sujet. J’ai cherché la meilleure pour raconter cette histoire et j’ai opté pour le thriller car j’aime, dans les films d’action, le fait que l’on connaisse d’emblée la mission du personnage central et qu’on vive en permanence le récit dans sa tête. J’ai eu envie de projeter le spectateur dans les angoisses de Julie.
Comment avez-vous travaillé à créer cette atmosphère de thriller avec votre directeur de la photo Victor Seguin ? Le Covid nous a donné du temps pour échanger. J’avais vraiment en tête le Nouvel Hollywood et le cinéma social brut des années 70 (Sidney Lumet, John Cassavetes, John Schlesinger…) qui tranchait avec un cinéma paillettes longtemps dominant à Hollywood. J’avais envie de cette énergie-là. Avec Victor, on a cherché à construire la texture d’image pour y parvenir. J’ai même construit certains plans afin que Victor ait à se battre pour aller chercher l’image de Julie que je souhaitais. Pour que cela traduise ce qui se passe à ce moment-là dans sa tête. J’avais repéré dans les courts métrages sur lesquels il avait travaillé que Victor savait accompagner les acteurs avec sa caméra. Il y avait quelque chose de l’ordre de la sensation dans son travail, cette capacité à transmettre ce que vivent les personnages. Tout ce que je recherchais ici.
Qu’est-ce qui vous a poussé à confier le rôle principal à Laure Calamy ? J’ai écrit le scénario sans penser à une actrice particulière. Et quand le nom de Laure s’est imposé, elle n’avait pas encore tourné Antoinette dans les Cévennes. Je l’avais surtout repérée dans ses rôles les plus dramatiques, tout particulièrement dans Seules les bêtes de Dominik Moll. Elle possède plusieurs atouts majeurs pour ce rôle. D’abord, en tant que spectateur, qu’on soit une femme ou un homme, on arrive à s’identifier immédiatement à elle, à se reconnaître en elle. Comme elle a ce côté naturellement pétillant et enjoué, on comprend dès le premier plan que quelque chose ne va pas chez Julie, sans que j’aie besoin d’ajouter de scènes explicatives. Enfin, et surtout, Laure possède une palette de jeu extrêmement large. Or Julie apparaît en représentation dès qu’elle est avec les autres. Elle n’est jamais la même devant ses enfants, ses collègues, la femme qui la reçoit pour cet entretien décisif, ou avec son voisin dont elle est tombée sous le charme. À plein temps est construit comme une mosaïque explorant ces différentes facettes qui ne cessent de rajouter de la complexité à son personnage et au suspense qui sous-tend le récit. En étant à l’aise dans tous les registres, Laure nourrit ce thriller en y distillant de la fluidité.
L’idée d’un film court, moins de 90 minutes, était présente dès le départ ? Non, car je ne réfléchis jamais en termes de durée. Ce film commence d’ailleurs par un long moment d’exposition pour installer le quotidien de Julie et apporter une foule de détails. Pour montrer aussi l’accumulation des choses que Julie traverse. Je joue avec le temps, dans le but de donner la sensation que parfois il se ralentit et qu’à d’autres moments il accélère. J’avais envie d’un film sensoriel. Que le spectateur devienne en quelque sorte acteur de ce qui se passe à l’écran. Car la question de l’équilibre entre vie privée et professionnelle et des choix à faire pour y parvenir est commune à chacun de nous.
Comment se peaufine au montage le rythme, pierre angulaire de tout thriller ? J’avais dès l’écriture une rythmique en tête. Mais j’ai mis du temps à la retrouver au montage. Pour y parvenir, je n’ai cessé d’enlever des détails sur Julie. J’ai construit le film avec cette idée d’un personnage au présent. À plein temps ne raconte pas les raisons qui ont conduit Julie là où elle est, mais ce qu’elle vit au moment même où elle le vit. Seul compte ce qu’elle va faire dans les minutes qui suivent. Le rythme du film est le sien.