Giacometti… Né en Suisse au sein d’une famille d’artistes. Son père, le célèbre peintre néo-impressionniste Giovanni Giacometti dont sont exposées trois sculptures de têtes réalisées par le jeune Alberto, l’initia à la peinture et la sculpture. En 1922, Alberto Giacometti s’installe à Paris pour parachever sa formation artistique et, quatre ans plus tard, il s’installe dans son atelier qu’il gardera jusqu’à la fin de ses jours, un espace de 23 mètres carrés à peine qu’il loue dans la rue Hippolyte-Maindron, près de Montparnasse. Dans cette pièce étriquée, Giacometti élaborera une vision très personnelle du monde qui l’entoure. On connaît Diego Giacometti (1902–1985), frère cadet du sculpteur, lui-même sculpteur et designer dont les pièces de mobilier au style proche de son aîné décorent le musée Picasso de Paris. Mais toute la fratrie d’Alberto Giacometti exerce une activité artistique ou artisanale avec sa sœur Ottilia (1904–1937) était tisserande et son benjamin Bruno (1907–2012), architecte d’une longévité extraordinaire. Ce goût partagé pour l’art est dans leurs gènes, leur père, Giovanni Giacometti (1868–1933), était un peintre important en Suisse, intime de Cuno Amiet, influencé par les Nabis et symbolistes, proche un temps de la Sécession berlinoise. Il n’est toutefois pas aussi connu que son cousin, Augusto Giacometti (1877–1947), véritable célébrité à Zurich.
La question de la tête humaine fut le sujet central de la recherche de Giacometti toute sa vie, et une des raisons de son éloignement du groupe surréaliste en 1935. Pour lui, à cette date, la représentation d’une tête, qui semblait un sujet banal, était loin d’être résolue. La tête et surtout les yeux sont le siège de l’être humain et de la vie dont le mystère le fascine.La figure humaine est un thème central dans l’œuvre de Giacometti. Au fil des ans, il conçoit des œuvres inspirées de son entourage, principalement de son frère Diego, de son épouse Annette, de ses amis et ses maîtresses…Depuis toujours la peinture la sculpture ou le dessin étaient pour moi des moyens pour me rendre compte de ma vision du monde extérieur et surtout du visage et de l’ensemble de l’être humain ou, plus simplement dit, de mes semblables et surtout de ceux qui me sont les plus proches pour un motif ou l’autre. Les idées de Giacometti sur la façon d’aborder la figure humaine sont devenues des questions essentielles de l’art contemporain pour les générations futures d’artistes. Les portraits de Giacometti, peints et sculptés, sont la traduction du modèle en tant qu’irréductible altérité, jamais saisissable dans son intégralité. Dégagés de toute émotion ou expression, ces portraits sont le réceptacle de ce que le spectateur y apporte. Pour l’artiste, il s’agit de capter et rendre la vie frémissante du modèle et non sa psychologie.
1915-1919 / Fait ses études secondaires au collège protestant de Schiers, près de Coire, en Suisse. Premiers bustes sculptés ou peints et premières gravures sur bois. Interrompt ses études et s’inscrit à l’École des Beaux-Arts, puis à l’École des Arts et Métiers de Genève. Voyage en Italie d’un an. 1922 / S’installe à Paris pour étudier la sculpture. Fréquente l’Académie de la Grande Chaumière, dans l’atelier du sculpteur Bourdelle. 1925 / Première participation au Salon des Tuileries où il expose une Tête de Diego et une œuvre d’avant-garde (Torse). 1926 / Installation au 46 rue Hippolyte-Maindron, à Paris. Il y restera définitivement, pourtant son atelier qui est exigu, sombre et froid, et pourtant Alberto ne le quitte jamais, sauf durant son exil en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale, où il sculpte parfois dans l’ancien atelier de son père à Stampa. De retour à Paris en 1945, Giacometti est devenu une icône mondiale. Ses grandes figures demanderaient un espace plus spacieux, néanmoins l’artiste ne peut se résoudre à quitter son local aux murs couverts de mots et de dessins, où la poussière n’est jamais faite et où le sol est juché de plâtres qu’il écrase parfois. Un atelier dont Jean Genet a scellé la légende en 1963, et qui est reconstitué à l’Institut Giacometti à la même adresse. Réalise une série de sculptures têtes et figures.
1927 / Expose au Salon des Tuileries. Alberto Giacometti grandit en Suisse à quelques kilomètres de la frontière italo-helvétique. Son père, Giovanni Giacometti (1868-1933) est un peintre impressionniste estimé des collectionneurs et des artistes suisses. Il partage avec son fils ses réflexions sur l’art et la nature de l’art. L’œuvre de Giacometti fils est marquée par l’influence de la sculpture africaine et océanienne. Quand Giacometti s’y intéresse en 1926, l’art africain n’est plus une nouveauté pour les artistes modernes de la génération précédente (Picasso, Derain) il s’est même vulgarisé au point de devenir décoratif.
1929 / Grâce à Jean Cocteau, il côtoie les milieux mondains. Se consacre à la peinture et à la sculpture, tout en dessinant des objets de décoration pour l’architecte d’intérieur Jean-Michel Frank et des bijoux pour la créatrice de mode Elsa Schiaparelli. 1930 / Rejoint le groupe Surréaliste, fondé par l’écrivain André Breton. Expose à la Galerie Pierre Loeb à Paris, aux côtés de Jean Arp et Joan Miró. Il acquière une grande notoriété « surréaliste » avec La Boule suspendue. Rencontre Louis Aragon, André Breton, Salvador Dalí, André Masson…Son frère Diego le rejoint à Paris. Giacometti adhère au mouvement surréaliste d’André Breton entre 1930 et 1935, mais les procédés surréalistes jouent une importance continue dans sa création…Vision onirique, montage et assemblage, objets à fonctionnement métaphorique, traitement magique de la figure.
1932 / Collabore et participe au Salon des Sur indépendants. La création d’objets d’art décoratif montre l’intérêt de Giacometti pour les objets utilitaires qu’il admirait dans les sociétés antiques ou primitives. En 1931, Giacometti avait créé une nouvelle typologie de sculptures, les « objets mobiles et muets » avec des objets au mouvement latent et suggéré, qu’il faisait exécuter en bois par un menuisier.
1935 / Première exposition personnelle à New York, Galerie Julien Levy. L’Objet invisible, chef d’œuvre de l’époque surréaliste de Giacometti. Est exclu du groupe Surréaliste. Ces nouvelles sculptures d‘une rigueur géométrique presque abstraite le ramènent à la réalité et au modèle avec Le Cube, Tête. Avant de s’essayer aux sculptures de grandes dimensions après 1945, Giacometti a exploré l’infiniment petit ! Dans la chambre d’hôtel qu’il occupe à Genève pendant son exil, il taille de petites sculptures mesurant deux à trois centimètres de hauteur, socle compris, taillant le plâtre selon son habitude jusqu’à s’épuiser la rétine. Plus qu’une contrainte de place ou d’argent, ces œuvres miniatures des années 1940 viennent d’un désir de l’artiste de se libérer de la « taille naturelle » pour se fier à sa propre perception : une femme vue de loin dans la rue n’est pour les yeux pas plus grande en effet qu’une tête d’épingle. De là vient la légende selon laquelle, de retour à Paris, Giacometti aurait transporté toutes ses œuvres dans six boites d’allumettes. Giacometti met en place un système d’équivalences entre la figure humaine et la nature…Les bustes sont des montagnes, les figures debout sont des arbres, les têtes sont des pierres. La montagne, sous la lumière du soleil, vibre d’une pulsation qui ressemble à une respiration. Comme l’arbre, l’être humain est pris dans un processus de croissance et de mort qui ne peut jamais être arrêté.
« Un soir qu’il traversait la place d’Italie, Giacometti fut renversé par une auto. Blessé, la jambe tordue, dans l’évanouissement lucide où il était tombé, il ressentit d’abord une espèce de joie « Enfin quelque chose m’arrive ! » » Ce récit de Jean-Paul Sartre dans Les Mots (1963), ou du moins la citation donnée, est contesté par Giacometti. Pourtant, il s’est bien fait renverser par une voiture en 1938, en réalité sur la place des Victoires. Il en garde comme séquelles une démarche boiteuse et des vertiges chroniques, mais y trouve aussi un choc l’amenant à penser de nouvelles sculptures. Pour Yves Bonnefoy, auteur d’une monographie de Giacometti en 1991, cet épisode de bascule au sens littéral lui a inspiré la figure de L’Homme qui chavire en 1950.
1935 / Giacometti quitte le mouvement d’André Breton et se retourne vers la figure humaine et le portrait qui demeurent au cœur de ses préoccupations jusqu’à sa mort en 1966. Proches, collectionneurs, intellectuels et personnalités se succèdent dans son atelier. Devant les difficultés de la création, Giacometti, éternellement insatisfait, lutte sans fin avec son matériau. La question de la ressemblance au modèle vivant reste centrale dans ses portraits peints et sculptés. Pour résoudre son incapacité à représenter le modèle tel qu’il le perçoit, il en appelle aux artistes et aux civilisations qui l’ont précédé, et tout particulièrement à la statuaire égyptienne. Plusieurs de ses œuvres emblématiques en portent la marque.
Il n’y a plus que la réalité qui m’intéresse et je sais que je pourrais passer le restant de ma vie à copier une chaise.
1936 à 1940 / Participe à de nombreuses expositions de groupe dans le monde. Fréquente les artistes Balthus, Gruber, Tal Coat, et le groupe autour de la revue Abstraction-Création. Fréquente André Derain, auquel il voue une véritable admiration. Confie au galeriste new-yorkais, Pierre Matisse, la représentation de son œuvre aux États-Unis. Délaisse le modèle et revient au travail de mémoire. Ses sculptures deviennent minuscules jusqu’à disparaître. 1941 / Se lie d’amitié avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Pendant la guerre, vit à Genève avec son frère Diego. C’est en Suisse où il s’abrita pendant la période de la guerre que Giacometti conçoit en 1944-45 la sculpture qui sera le prototype de ses figures debout d’après-guerre : la Femme au chariot, qui représente l’image, de mémoire, de son amie anglaise, Isabel. Jean-Paul Sartre, que Giacometti rencontre entre 1939-1941, est l’auteur de deux essais fondamentaux sur l’art de Giacometti publiés en 1948 et en 1954, sur la question de la perception.
1945 / Reprend en sculpture des nus et des têtes, décidé à ne pas les laisser diminuer, mais il les détruit et les recommence pour aboutir aux mêmes figures étirées et filiformes, les seules à correspondre à sa vision de la réalité. 1935 à 1947 / N’expose pas une seule fois. Participe à l’exposition Internationale du Surréalisme à la Galerie Maeght. Aimé Maeght lui commande ses premières sculptures en bronze. 1948 / Première exposition personnelle à la Galerie Pierre Matisse à New York. Jean-Paul Sartre écrit la préface du catalogue. Son style est désormais affirmé. Sculpte La Femme debout, Trois hommes qui marchent, Figurine dans une boîte, La Place, La Forêt, La Clairière. Giacometti a réalisé ses premières estampes, des gravures sur bois, aux côtés de son père alors qu’il est encore un écolier. Au cours de sa vie, Giacometti pratiqua toutes les techniques de l’estampe: bois, burin, eau-forte, aquatinte et surtout la lithographie, à partir de 1949.
Jamais je n’arriverai à mettre dans un portrait toute la force qu’il y a dans une tête.
Le seul fait de vivre, ça exige déjà une telle volonté et une telle énergie que jamais
je n’arriverai à mettre dans un portrait toute la force qu’il y a dans une tête.
1949 / Première lithographie, le portrait du poète Tristan Tzara. Epouse Annette Arm. 1951 / Première exposition à la Galerie Maeght à Paris, et d’autres expositions en 1954. Dès 1948, Giacometti est acclamé à New York avec une première exposition personnelle à la galerie de Pierre Matisse, qui devient son représentant exclusif outre-Atlantique. Il est invité en décembre 1958, grâce à son galeriste Pierre Matisse, à soumettre un projet pour un monument à installer sur la place en construction devant le nouveau gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank à New York. Gordon Bunshaft, l’architecte de cet ensemble urbain, lui envoie en février. 1957 et 1961. Réalise des lithographies pour Derrière le Miroir, revue éditée par Maeght. Francis Ponge lui consacre un essai dans la revue Cahiers d’art, illustré de photographies d’Ernst Scheidegger.
Après la Seconde Guerre mondiale, Giacometti développe le modèle de figure qu’on lui connaît. Extrêmement longilignes et fragiles, hommes et femmes immobiles ou saisis en mouvement évoluent, seuls ou en groupe. Dans les années 1950 et 1960, la peinture fait également apparaître des figures fantomatiques placées dans un espace à mi-chemin entre la vue d’atelier et le monde du rêve, univers parallèle où l’humain se tient tant bien que mal. Alberto Giacometti est l’un des artistes les plus importants du vingtième siècle. Devenu célèbre grâce à ses sculptures, il a été également un peintre et un dessinateur de renom. Même s’il faisait déjà partie des personnalités de premier plan du mouvement surréaliste dans le Paris des années trente, ce sont ses créations d’après-guerre qui sont devenues son héritage artistique majeur. Les statues longues et effilées incarnent le style, si facilement reconnaissable, de Giacometti. La représentation de l’être humain dans sa vulnérabilité et son angoisse existentielles constituent le sujet principal de sa création. Pour Giacometti, il s’agissait de saisir la réalité dans toute sa complexité. Son père, Giovanni Giacometti, lui-même peintre, le pousse à s’intéresser à la sculpture.1953-1954 Conçoit les décors pour la pièce de son ami Samuel Beckett « En attendant Godot ». L’écrivain Jean Genet pose pour lui. Jean-Paul Sartre lui consacre un deuxième essai, publié dans la revue Derrière le Miroir.
Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une question, une réponse.
1956 / Travaille à une série de grandes Femme debout qu’il expose à la Biennale de Venise dans le pavillon français (Les Femmes de Venise). Il expose à la Kunsthalle de Berne. En octobre, Isaku Yanaihara, professeur de philosophie française à l’Université d’Osaka, commence à poser pour lui. Il reviendra poser en 1957, 1959, 1960 et 1961. Première exposition monographique au Japon, à Tokyo, à la Galerie Minami. Se lie avec Caroline, qui posera pour lui de 1960 à 1965. 1959 / L’architecte Gordon Bunshaft lui commande un monument pour la Chase Manhattan Bank à New York. Ce travail l’absorbe pendant un an jusqu’au printemps 1960. Giacometti imagine un homme qui marche, une femme debout et une tête sur un socle qui résument pour lui toutes ses recherches, le projet ne sera pas réalisé. Alors que le projet de la Fondation Maeght est largement avancé, Aimé Maeght offre à Alberto Giacometti un espace à la hauteur de son œuvre en lui proposant d’investir la cour centrale de la Fondation Maeght. Quatre de ces sculptures seront peintes par le sculpteur et disposées par lui dans la Cour de la Fondation.
Grande femme…Certes debout et immobile, mais nullement figée avec la même fin, l’interstice entre ses jambes contient la possibilité qu’elles se séparent, si ce n’est la certitude qu’elles vont le faire, tandis que le léger déhanchement du côté gauche de l’épaule à la hanche est, bien plus que l’expression d’un déséquilibre, la promesse d’une mise en branle de l’édifice.
1960 / Giacometti poursuit une ressemblance impossible, notamment dans les bustes d’Annette et les peintures de Caroline. Il se concentre sur le dessin de l’œil et l’intensité du regard qui lui semble commander la vérité de toute la tête. 1961 / Remporte le Grand Prix Carnegie de Sculptures à Pittsburgh. 1962 / Invité international de la Biennale de Venise, il remporte le Grand Prix de sculpture. Maeght Editeur publie la première monographie complète d’Alberto Giacometti sous le contrôle de l’artiste.
1964 / Inauguration le 28 juillet 1964 de la cour et de la salle Giacometti à la Fondation Marguerite et Aimé Maeght à Saint-Paul, où son œuvre est très largement représentée. Reçoit le Prix Guggenheim International de Peinture, décerné par le Solomon R. Guggenheim Museum de New York. Le photographe Eli Lotar commence à poser pour des bustes, jusqu’en 1965. Il exécute un très grand nombre de lithographies pour l’album « Paris sans fin ». Ernst Scheidegger tourne un film sur Giacometti dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maidron et à Stampa. 1965 / Trois rétrospectives le conduisent à Londres (Tate Gallery), New York (Museum of Modern Art) et Copenhague, Danemark (Louisiana Museum). Reçoit le Grand Prix National des Arts, décerné par le Ministère Français des Affaires Culturelles. Le 11 janvier 1966, décédé d’épuisement cardiaque à l’hôpital de Coire, en Suisse, Alberto Giacometti est enterré le 15 janvier au cimetière de Borgonovo, en Suisse.
Homme qui marche… Réalisé en 1960, avec ses différentes versions, est une oeuvre emblématique d’Alberto Giacometti (1901-1966). Il rappelle inévitablement celui d’Auguste Rodin ou encore son Saint Jean Baptiste et démontre que la sculpture peut non seulement saisir un mouvement, mais aussi transmettre une puissante impression de dynamisme. Celle-ci tient au large écart entre les jambes, fines et raides comme les branches d’un compas, au transfert entre les appuis du pied arrière au talon et à la plante soulevés vers le pied avant pesant sur le sol, à l’inclinaison du buste projeté en avant, tête droite, dans le prolongement de la jambe gauche, à la tension des bras qui accompagnent l’élan d’ensemble. Cette impression de dynamisme tient aussi à la surface accidentée du plâtre où s’inscrivent les traces du modelage et des retouches successives, où s’affirme une forme non pas finie, mais en train d’advenir. Tel est le phénomène que décrit Jean Genet dans son étude sur l’oeuvre du sculpteur…Autour d’elles l’espace vibre. Rien n’est plus en repos. C’est peut-être que chaque angle fait avec le pouce de Giacometti quand il travaillait la glaise ou courbe, ou bosse, ou crête, ou pointe déchirée du métal ne sont eux-mêmes en repos. Chacun d’eux continue à émettre la sensibilité qui les créa. Aucune pointe, arête qui découpe, déchire l’espace, n’est morte. Avançant d’un pas presque mécanique pour dessiner un profil en « Y » renversé, L’Homme qui marche (1961) est la plus célèbre des sculptures de Giacometti, motif intemporel évoquant l’art étrusque comme les métropoles contemporaines, au point même d’avoir inspiré le logo de sa fondation. Le motif est pourtant le fruit d’une longue maturation, qui nous renvoie en 1932. Première surprise, L’Homme qui marche a d’abord été une femme ! Avec cette œuvre, Giacometti s’éloigne de l’objet en même temps que du surréalisme pour en revenir à des questions plus sculpturales. Mutilée comme un antique, la Femme qui marche répond aussi à une célèbre sculpture de Rodin. Au début des années 1930, le Suisse revient plus clairement à la figuration pour mettre en forme ses propres perceptions dans une forme renouvelée de réalisme.
1957 / Jean Genet écrit « L’Atelier d’Alberto Giacometti ». Je suis assis, bien droit, immobile, rigide et si je bouge, il me ramènera vite à l’ordre, au silence et au repos sur une très inconfortable chaise de cuisine. Jean Genet, écrivain. Lui me regardant avec un air émerveillé « Comme vous êtes beau ! » Il donne deux ou trois coups de pinceaux à la toile sans, semble-t-il, cesser de me percer du regard. Il murmure encore comme pour lui-même « Comme vous êtes beau. » Puis il ajoute cette constatation qui l’émerveille encore plus « Comme tout le monde, hein ? Ni plus, ni moins. » L’infinie vanité de tout. Et le mystère existe sur tout, en tout. Toujours l’homme a exprimé dans l’art sa conception du monde, plus directe que la philosophie. Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.
Tout homme aura peut-être éprouvé cette sorte de chagrin, sinon la terreur, de voir comme le monde et son histoire semblent pris dans un inéluctable mouvement, qui s’amplifie toujours plus et qui ne paraît devoir modifier, pour des fins toujours plus grossières, que les manifestations visibles du monde. Ce monde visible est ce qu’il est, et notre action sur lui ne pourra faire qu’il soit absolument autre. On songe donc avec nostalgie à un univers où l’homme, au lieu d’agir aussi furieusement sur l’apparence visible, se serait employé à s’en défaire, non seulement à refuser toute action sur elle, mais à se dénuder assez pour découvrir ce lieu secret, en nous-même, à partir de quoi eut été possible une aventure humaine toute différente. Plus précisément morale sans doute. Mais, après tout, c’est peut-être à cette inhumaine condition, à cet inéluctable agencement, que nous devons la nostalgie d’une civilisation qui tâcherait de s’aventurer ailleurs que dans le mensurable. C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi peut-être fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. Quoi qu’il en soit, toute son œuvre me paraît être cette recherche que j’ai dite, portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel, sur le plus banal des objets. Et quand il a réussi à défaire l’objet ou l’être choisi, de ses faux-semblants utilitaires, l’image qu’il nous en donne est magnifique. Récompense méritée, mais prévisible. Jean Genet L’atelier d’Alberto Giacometti.
Et quand, au crépuscule de sa recherche, il aima couvrir de couleur les cratères du plâtre aveugle, était-il sur le seuil d’une couleur inconnue, ou ne nous faut-il voir dans ce peu de rouge et de bleu barbares qu’un relief plus abrupt encore pour le blanc d’un deuil absolu ? Yves Bonnefoy, « L’étranger de Giacometti ».