J-21/ Esprits Corse.

La Corse est un petit continent, l’Europe est une grande île.

 

Jacques Dutronc

 

 

 

 

 

Maison Gaffory. Souvenirs de bataille au cœur de Corte

par Véronique EMMANUELLI

 

Jean-Pierre Gaffory

 

Son nom de baptême Gian Pietro Gafforio, est un médecin et un général, patriote corse né à Corte en 1704, puis assassiné en 1753 à Corte à l’âge de 49 ans. Rien n’a changé, ou presque depuis le XVIIIe siècle. La bâtisse du général, située dans la haute ville, porte toujours les traces des balles génoises et continue à raconter un grand récit. Une mémoire criblée de trous et dramatisée. Jean-Pierre Gaffory et des siens ont tissé un lien étroit et indéfectible avec leur demeure située dans la haute ville de Corte. Ils s’y sont pris à coups de bravades, en cherchant les images-choc et au final en laissant derrière eux, sur la grande façade aux tons ocre, les vestiges immédiats, spectaculaires, d’affrontements sans merci. Depuis 1750, des cicatrices balafrent la pierre sous la forme d’impacts, par dizaines, de balles génoises. Cet épisode de la guerre des Corses s’impose aux regards. Les trois siècles écoulés n’ont pas tout emporté. D’autant que la modernité, non plus, n’a pas fait son oeuvre à l’extérieur de la maison. On n’a pas crépi, on n’a pas rénové à l’exception de quelques fenêtres.

 

 

 

Jean-Pierre Gaffory hante toujours plus la scène, désormais statue de bronze et repère dans l’espace public. Il faut continuer à raconter le grand récit en devenant une sorte de figure imposée dans le paysage, en inscrivant son image dans l’identité de la ville natale. La confession crépusculaire est centrée sur les révolutions de Corse du XVIIIe siècle, sur des luttes âpres, sur des rêves d’indépendance. Gaffory assume un passé de secrétaire de l’éphémère roi de Corse, Théodore de Neuhoff, puis de protecteur de la nation corse. La nomination intervient en 1745 à l’issue d’une consulta organisée au couvent d’Orezza. Il y a une place à prendre. Tous les instigateurs de la rébellion contre Gênes, tous les meneurs ont été contraints à l’exil. Mais Gaffory ne se contentera pas d’être un bouche-trou dans le camp de la résistance insulaire. Le Cortenais vivra de façon audacieuse sa mission. Il a la sincérité, l’élan victorieux, et la ferveur. Il semble avoir toujours une soif d’absolu à étancher. L’essentiel est de changer le monde, quitte à sacrifier les siens pour libérer la patrie. 1746…Corte appartenait à Gênes, des hommes en armes, commandés par Gaffory s’aventurèrent près du château, en vue de donner l’assaut. mais des Génois, s’étaient emparés de son fils.

 

 

 

Le Général Gaffory, nullement découragé, ordonna l’assaut. Les Génois répliquèrent au premier coup de canon en brandissant l’enfant au-dessus du mur visé. Ils comptaient ainsi intimider les Corses. Le stratagème fonctionna quelques minutes. Mais Gaffory s’aperçut que ses hommes hésitaient à faire feu. Alors il fit passer son devoir de patriote avant son amour paternel et exigea que les tirs redoublent. L’ordre était ferme. Les hommes obéirent. Le château tomba aux mains des Corses et l’enfant était sain et sauf. Quelques années plus tard, Gaffory devient Général de la Nation. Bien avant Paoli. Le 3 0ctobre 1753, une main assassine met un terme à son parcours. On accuse les Génois, une famille ennemie les Romei et même un parent proche de la victime. Le flou, le chaos, c’est le lot de la Corse de l’époque.

 

 

 

Pascal Paoli (Pasquale Paolin) 5 avril 1725 – 5 février 1807

Homme politique, philosophe et général corse. La guerre d’indépendance de la Corse (1729-1743) et la République corse (1755-1769) fondent une large partie de l’identité corse d’aujourd’hui. Pascal Paoli est l’une des figures les plus représentatives de cette période. Contraint de suivre son père en exil à l’âge de 15 ans, il part à Naples avec lui en 1739 et de retour en Corse vers 1753 et fut proclamé général en chef par l’assemblée des Corses en juillet 1755. Il crée la première constitution corse, perd l’ultime bataille qui l’oppose à l’armée royale française en 1769. Sa personnalité et son action intéressent bien au-delà des seuls Corses ou des historiens. Son fort attachement à son île natale et à sa culture font de lui une figure inscrite dans son temps et un homme des Lumières qui a tissé des relations d’amitié ou épistolaires à travers toute l’Europe. Il fut à la fois un général corse, le chef de la République corse indépendante, un démocrate, un patriote et un homme des Lumières.

 

 

 

 

 

 

 

Thierry de Peretti avait déjà amorcé son exploration cinématographique de la Corse il y a quelques années avec Les Apaches, portrait d’un groupe de quatre adolescents implosant sous la pression d’un environnement miné par les clivages sociaux et le racisme. Son deuxième film, Une vie violente, s’écarte de cette actualité pour aborder un sujet non moins brûlant et douloureux, à savoir la période de troubles politiques ayant marqué l’île à la fin des années 1990. Après l’assassinat de son ami Christophe, Stéphane quitte Paris et revient en Corse pour son enterrement. Retranché dans son ancien appartement, il retrace le parcours l’ayant conduit à rejoindre la lutte nationaliste, et l’échec de cette lutte, qui se solde par sa condamnation à mort. 

 

De ce parcours, c’est d’abord la nature aléatoire qui surprend…Stéphane, jeune homme de bonne famille, accepte de transporter des armes pour le compte d’un ami et finit en prison, où il est approché par un groupe de nationalistes et leur chef François. C’est au contact de ce dernier qu’il choisit de se rallier à l’action politique, à une époque où les premiers militants nationalistes des années 1970 font le bilan de leur action et de leurs échecs. Le choix du protagoniste illustre alors l’entrée d’une nouvelle génération, désemparée et peu politisée, dans les rangs d’une organisation qui rêve de renouveau.

 

 

 

 

Le film se présente comme un roman d’apprentissage centré sur l’éducation politique de Stéphane, laquelle se construit aussi bien à travers les lectures (le Frantz Fanon des Damnés de la Terre) que via les multiples interactions avec les autres militants et les actions du groupe (plastiquage de bâtiments publics, conférences de presse, manifestations). L’intersection entre histoire et fiction, notamment dans l’utilisation du travail d’archive (les images des émeutes à Bastia sont tirées des journaux télévisés de l’époque), laisse alors émerger une stratégie complexe où la seconde englobe la première. On atteint alors des formes d’énonciation où l’archive et la mise en scène se confondent : c’est notamment le cas d’une interview de François à propos du plastiquage d’une villa où ce dernier commente les images qui défilent sur un téléviseur. Or, il s’avère que ces images sont elles-même tirées d’une interview de Jean-Michel Rossi, leader du groupe Armata Corsa, dont le personnage reprend mot pour mot le discours.

 

À cet égard, la stratégie du film peut surprendre. En effet, celui-ci refuse toute explicitation, se contentant en ouverture d’une notice historique succincte. Il faudra se tourner vers des entretiens pour découvrir que la trajectoire de Stéphane s’inspire de très près de celle de Nicolas Montigny, militant d’Armata Corsa assassiné en 2001, et du groupe lui-même, décimé au début des années 2000 sous les coups d’une alliance entre factions nationalistes rivales et le gang de la Brise de Mer. Le réalisateur s’écarte donc de la reconstitution historique pour donner lieu à une réévocation, plongeant tant le spectateur néophyte que celui mieux informé dans le climat d’une époque. Il offre également un portrait de l’intérieur du groupe, qui explore la manière dont cette jeunesse s’inscrit dans le combat militant et rend explicite la porosité entre le milieu nationaliste et d’autres, à commencer par celui du crime. Pour citer l’extrait des Damnés de la terre lu par Stéphane, «[c]haque génération doit, dans une certaine opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » : mais c’est l’opacité qui l’emporte. Les motifs de la lutte ne cessent de se confondre avec des stratégies plus ambiguës, comme celle d’un commerçant qui fait appel au groupe pour faire sauter une villa dont il a perdu le marché, ou celles (plus graves) d’un lieutenant de François qui profite d’une action à Paris pour poser des machines à sous dans le Var.

 

Stéphane et ses amis semblent ainsi mener une double vie, où la brutalité des actions s’inscrit à l’arrière-plan d’une existence commune (non sans un certain sens du grotesque, comme lorsque l’ami de Stéphane annonce à sa fiancée l’exécution imminente d’un homme en mangeant une glace). C’est ce rôle relativement marginal qui rend d’autant plus frappante la sentence qui s’abat sur eux : alors que François est tué au mariage de Christophe, le film interrompt soudain une ascension apparemment irrésistible, et sanctionne l’échec du groupe à faire face à la violence qu’il avait pourtant anticipée, laissant le protagoniste et ses amis seuls, pris au piège. Ne reste alors qu’un déchaînement de violence inouï, dont le film expose la part obscène. Les plans-séquences privilégiés par le réalisateur captent les instants qui suivent les meurtres, déjouant toute tentative de spectacularisation : ces quelques secondes où un témoin trottine maladroitement pour s’éloigner d’un cadavre encore chaud, ou Christophe rampant hors de sa voiture en flammes sous les yeux des tueurs. L’image, avec sa puissance d’évocation, accentue la dimension mortifère des lieux en même temps qu’elle révèle le potentiel du territoire corse, véritable réservoir d’atmosphères cinématographiques avec un village recouvert par la brume où s’avancent des hommes armés, un homicide dans une chapelle en ruines.

 

 

Elle rend également tangible l’épaisseur des souvenirs, à mesure que la structure du film voit réapparaître personnages et lieux, tel l’ancien appartement de Stéphane à Bastia, plongé dans l’ombre, où le protagoniste se retranche dès son retour au pays. Surtout, elle révèle la trace indissoluble de la violence dans la mémoire des protagonistes et c’est le meurtre de son ami qui marque le début des réminiscences de Stéphane. Cette omniprésence de la mort finit petit à petit par envelopper le protagoniste, à mesure qu’il devient un vivant en sursis dans l’indifférence générale, comme lors de cette scène glaçante où sa mère, déjeunant avec ses amies, les voit évoquer son assassinat à venir avec le détachement le plus complet, entre deux pinces de crabe et deux gorgées de vin.

 

C’est peut-être là que surgit la part tragique du film…Moins dans la violence des exécutions que dans cette incompréhension, petit à petit transformée en rejet, qui entoure la figure d’un militant destiné à l’oubli, ce dont le protagoniste est pleinement conscient. Le moment où Stéphane sort de l’appartement familial et revient à la lumière est précisément celui qui fait suite à une interview aux airs de testament, dont la lecture en voix-off accompagne la déambulation du personnage dans les rues d’une ville où le danger est partout. L’interview se termine alors que Stéphane demande au journaliste « écrivez mon nom »…Un nom, cependant, qui restera inconnu au spectateur.