Kirill Serebrennikov. Réalisateur, metteur en scène et dramaturge russe reconnu pour son approche audacieuse et avant-gardiste. Figure clé de la scène artistique contemporaine par des œuvres qui interrogent les normes sociales, politiques et culturelles, souvent en brisant les tabous. Son style distinctif mêle esthétique visuelle percutante et profondeur narrative, que ce soit au cinéma, au théâtre ou à l’opéra. Malgré les pressions et les controverses auxquelles il a fait face dans son pays, notamment en raison de son opposition à la censure et de son engagement en faveur de la liberté artistique, A su imposer sa voix unique sur la scène internationale. Ses œuvres, telles que Leto ou La Fièvre de Petrov, traduisent une vision à la fois poétique et provocante du monde, faisant de lui une figure incontournable de l’art engagé.
Le film Limonov, la ballade retrace la vie tumultueuse et fascinante d’Édouard Limonov, écrivain, dissident et figure controversée de la scène politique et culturelle russe. À travers une mise en scène immersive et un regard sensible, le réalisateur explore les multiples facettes de cet homme complexe, naviguant entre gloire littéraire, exil et engagement idéologique radical. Ce portrait à la fois intime et captivant invite à réfléchir sur les tensions entre création artistique et positionnement politique, offrant un éclairage unique sur un personnage hors du commun. Une table ronde avec le réalisateur nous a permis de plonger dans les coulisses de cette œuvre riche et nuancée et de mieux comprendre les choix qui ont façonné ce récit cinématographique.
AVEC KIRILL SEREBRENNIKOV…
Pourquoi Limonov ? C’est une proposition que j’ai reçue de producteurs italiens d’adapter le livre d’Emmanuel Carrère. On était en 2020, quand j’ai entendu parler pour la première fois de ce projet. C’est un projet qui a mis très longtemps à voir le jour, qui a eu une très longue vie. On l’a commencé à Moscou avant la guerre, puis la guerre en Ukraine est intervenue. Le projet a été interrompu pendant six mois, et on s’est même dit à un moment qu’on ne pourrait pas reprendre le tournage. Finalement, on est tous partis et, in fine, on a fini par reprendre le tournage, mais en Europe. Ce qui fait que le film a une biographie très complexe, à l’image de la biographie du personnage principal.
Pourquoi ne pas avoir plus traité la fin de sa vie et son évolution vers le fascisme ? En fait, on en parle quand même, on y est dans la dernière partie. Mais je dois insister sur le fait que le parti lui-même, le Parti national-bolchevique, est interdit, et que mentionner ce parti est même interdit en Russie. Or, il se trouve que la scène finale vous savez, au cinéma, on ne tourne pas dans l’ordre chronologique dans le bunker, on l’a tournée à Moscou. Donc, on essayait déjà de voir comment on allait pouvoir montrer ce qui est interdit de montrer. Bien évidemment, comme j’avais ça en tête et que j’avais écrit le scénario avant la guerre, cela a influé sur la manière de faire ce film. On n’avait même pas le droit de montrer l’emblème réel du Parti national-bolchevique, c’est complètement interdit. On savait que si on l’avait montré, on aurait tous pu être arrêtés sur le lieu du tournage. Et puis, ce qui m’intéressait plus, c’était la partie sur l’émigration, sur cette perte de l’amour. De toute façon, même dans le livre d’Emmanuel Carrère, il ne raconte pas la vie de Limonov jusqu’à la fin. Le livre s’arrête au tournant des années 2000. Bien évidemment, ce n’est pas la vie complète de Limonov. Néanmoins, encore une fois, compte tenu de l’interdiction de mentionner le Parti national-bolchevique, je ne suis pas allé sur ce terrain-là.
Comment avez vous choisi l’acteur principal pour interpréter un personnage aussi complexe ? Vous savez, d’abord, on a pris la décision, à un moment, de faire ce film en langue anglaise parce que c’est un projet international. C’est un film italien fait d’après un livre français avec un metteur en scène russe, donc il fallait trouver un bon acteur. D’un autre côté, moi, cela faisait très longtemps que je rêvais de travailler avec Ben Whishaw. Il se trouve qu’en plus, il lui ressemblait vraiment. Je savais qu’il pouvait être Limonov, qu’il rappelait le prototype du personnage. Nous avons fait des essais, mais dès la fin des essais, je savais que j’allais l’entériner.
Vous avez travaillé une coordinatrice d’intimité pour les scènes de sexe, était-ce votre volonté ? que pensez -vous de ce nouveau métier ? Au début, cette histoire de coordinateur d’intimité, cela m’a un peu rebuté, si je peux dire, parce que je me suis dit « Mais à quoi bon avoir quelqu’un de supplémentaire pour contrôler ? Il y a moi, il y a les acteurs. » Puis, je dois vous dire que j’ai ensuite compris l’importance de cela, et j’y ai pris du plaisir. Il se trouve que la personne qui s’occupait de cela sur le tournage était une fille absolument super, qui était gaie, joyeuse et extrêmement professionnelle, très intelligente. Elle n’a jamais gêné la mise en scène. J’imagine que cela doit aussi dépendre de la personne qui vient sur le tournage, mais là, c’était facile, cela ne nous a absolument pas causé de problème. Le premier jour de tournage, c’était la scène de sexe entre Viktoria Miroshnichenko et Ben Whishaw. Ils se connaissaient à peine, et il fallait commencer par cela. Donc, cela aurait pu poser problème, mais cela n’en a pas posé. Si à chaque fois que j’ai besoin d’un coordinateur, c’est à ce niveau professionnel, c’est parfait. Si, parfois, on risque de tomber sur un imbécile, cela pourrait complexifier les choses. Mais pour l’instant, mon expérience a été positive.
Vous êtes un artiste pluri-disciplinaire, cinéma, opéra, théâtre, comment cette transversalité enrichit votre création ? La question est extrêmement difficile et extrêmement profonde, et je n’ai pas de réponse, y compris pour moi-même. Je ne me mets pas de limite, si vous voulez, entre ces trois formes d’art. Pour moi, c’est comme des rivières qui se croiseraient, puis se sépareraient et se recroiseraient à nouveau parfois, ou parfois pas. D’un côté, l’opéra et le cinéma sont pour moi deux arts qui sont les plus proches l’un de l’autre. Pour moi, le cinéma et le théâtre, c’est vraiment des choses extrêmement différentes. Quand j’étais jeune, je faisais déjà un peu de théâtre, mais j’ai toujours rêvé de faire du cinéma. En fait, c’était ça que je voulais faire. Simplement, je me suis toujours posé la question de que fait un metteur en scène de cinéma entre deux films ? Parce que parfois, il s’écoule trois ou quatre ans entre deux films. Que font ces gens ? Personne n’a réussi à répondre à ma question. La seule réponse intelligente que j’ai entendue, c’est « Ils doivent chercher de l’argent. » Je me suis dit que ce n’était pas possible de passer trois ans à chercher de l’argent. Moi, j’ai essayé de tout faire pour justement arriver à ne jamais rien faire, pour être toujours occupé à quelque chose. Pour ce qui est du cinéma, c’est lui qui m’a trouvé. En fait, j’ai dit « ok » à des propositions. Des gens sont venus, on m’a apporté des livres. Ce ne sont pas forcément des films que j’ai toujours rêvé de porter à l’écran, simplement des propositions d’adaptations cinématographiques de textes écrits par d’autres, et j’ai toujours été content de cela. Moi, encore une fois, j’ai toujours voulu être metteur en scène de cinéma. Là, par exemple, je vais faire mon premier film en français d’après un scénario que j’ai écrit moi-même. C’est vraiment un projet original. Ce sera peut-être très bien, ce sera peut-être de la merde, je n’en sais rien. Mais en tout cas, c’est la première fois que je vais m’atteler à l’adaptation de quelque chose que j’ai écrit moi-même, et je suis ravi que pour la première fois, ce soit un film en français.
Votre style visuel a souvent été décrit comme provocant et audacieux, comment avez-vous abordé la mise en scène pour capter l’essence d’un homme comme Limonov ? Je dois dire d’abord que je suis absolument ravi de vous entendre parler de mise en scène. Je trouve cela absolument super, et notamment que vous utilisiez ce mot-là. Je trouve que c’est un lexique extrêmement riche, et je suis ravi que, quand vous parlez de la manière dont je fais des films, vous parliez de mise en scène. Je dois dire que, pour savoir comment tourner ce film sur ce personnage assez étrange, je me suis d’abord dit que Limonov était un poète et que je devais trouver un équivalent à sa poésie. D’où le fait que je sois allé vers des plans-séquences, des images d’actualité, du montage. Et tout cela, pour moi, fait un collage poétique, un collage lié à la poésie. Il fallait donc que je trouve une forme poétique et un langage poétique pour rendre la poésie de cet homme-là.
La réalisation du film a duré plusieurs années en raison du déclenchement de la guerre en Ukraine, comment tient-on toutes ces années pour garder le cap ? J’ai tourné un film sur le docteur Mengele. J’espère que le film sortira bientôt. Ce qui fait que, pendant ce temps-là, alors que c’était effectivement vous avez raison quelque chose de difficile, de très long, j’ai réussi à faire un autre film parce que, de toute façon, je n’avais pas le choix.
Il y a un plan séquence magnifique de Ben Whishaw qui traverse les rues de New-York, est-ce que ce plan a été pensé d’abord avec la musique de Lou Reed ? Non, j’imagine. J’ai d’abord imaginé la mise en scène, et la musique est venue après. En revanche, quand on a tourné la scène, on l’a tournée en écoutant cette musique-là parce que je savais que, dans cette séquence-là, ce serait cette musique-là. Mais la mise en scène a été imaginée indépendamment de la musique. La musique apporte le rythme, elle apporte la vitesse de déplacement. On a parfois eu des problèmes de droits, d’ailleurs, pour l’acquisition de la chanson. On avait essayé avec une autre, et je sentais bien que cela n’allait pas, que le rythme n’était pas le bon. Là, il me fallait quelque chose qui soit comme un ballet, si vous voulez. Donc, il me restait quoi à faire ? Soit faire écrire une musique spécifiquement avec cette vitesse-là, soit acheter les droits. In fine, on a réussi à les acquérir.
Quels ont été les défis principaux pour récréer les différentes ambiances comme son exil à New-York et son retour en Russie ? Essayer de recréer le New York de 1975 alors qu’aucun de nous n’y avait vécu, c’était effectivement quelque chose d’assez dingue. On avait juste des images en tête. Arriver à recréer tout cela, c’était extrêmement difficile. C’était un vrai défi, un défi que je comparerais à celui de Denis Villeneuve avec Dune, en fait. Denis Villeneuve a inventé quelque chose, et nous aussi, nous avons inventé le New York de 1975. Pour ce faire, j’ai vu des kilomètres de vidéos d’actualité où je voulais voir la ville de comment elle était faite, comment étaient habillés les gens. J’avais besoin d’un décor suffisamment important, parce qu’il y avait plusieurs pâtés de maisons dans le décor, et je savais que ce serait quelque chose d’extrêmement sale. Il y avait des rats à l’époque, des poubelles dans les rues à cause d’une grève. Les fenêtres étaient cassées, les transports en commun ne fonctionnaient pas. Des gens sont même venus sur le tournage et nous ont demandé « Vous ne pourriez pas faire un peu plus propre ? » Et je disais non, parce que dans les actualités, ce n’était pas possible. Les décors ont été construits à partir des images d’actualité que j’avais vues. Cela a été très difficile parce que, pour moi, il fallait que les artistes jouent dans le décor. Les artistes ont aussi joué sur fond vert pour pouvoir inclure des images d’actualité et des effets spéciaux. Tout cela a été très important.
Le film pourrait vraiment se prêter à une structure sérielle, au vu du chapitrage que vous avez donné. Est-ce que vous comptez aborder de nouvelles formes d’expérimentation narrative dans vos prochains films ? Et je voulais aussi savoir où en est l’adaptation du Fantôme de l’opéra en série. La série vous intéresse-t-elle ? Je commencerai par la fin. Le Fantôme de l’opéra est effectivement en développement aujourd’hui. Concernant votre première question, sur l’aspect sériel, en fait, une série pour Limonov… Oui, effectivement, on y a pensé. Cela aurait pu s’y prêter, parce que ce sont des époques différentes, son image à lui change. Je pense qu’il y aura une série qui sera faite sur Limonov, mais sans doute qu’elle sera réalisée par des propagandistes russes, parce que c’est une figure absolument sacrée en Russie. Donc, peut-être qu’un jour cette série verra le jour. En tout cas, pour ce qui concerne les formes de narration, j’essaie, moi, dans chaque film, que chaque film ait sa propre forme. Ce que j’aime, c’est faire des films différents. Je pense que chaque film requiert sa propre forme. Je repars toujours de zéro à chaque fois que je commence un film, parce que je comprends que chaque film doit être différent. C’est un peu comme quand vous prenez les films de Kubrick, à chaque fois, il trouve une forme différente. Je suis sûr qu’à chaque sujet correspond une forme différente.
Avez-vous un message à nous transmettre concernant ce film, que nous n’aurions pas abordé ? Vous savez, je trouve que, quand un metteur en scène se met à dire des choses, il y a une espèce d’abus de position presque dominante. Moi, j’ai fait mon film, et j’espère sincèrement que les spectateurs iront le voir. Pour moi, c’est ça le plus important…Ils interpréteront mon film eux-mêmes. Ce que je voulais dire, je l’ai dit sur l’écran. Donc, s’il me manque des choses que je n’ai pas dites, ce sera dans mon prochain film. Je n’ai rien à dire de plus sur celui-là. Je pense très souvent qu’un metteur en scène ferait mieux, parfois, de se taire. On nous donne des moyens extrêmement importants pour justement nous exprimer, et je m’en contente.
Anatomie perverse du Céline russe…
par Lucas Lusinier
Même s’il ne s’introduisait pas d’entrée de jeu par la performance bulldozer de son acteur principal, Ben Whishaw le film Limonov, sur l’écrivain maudit, torturé et fasciste éponyme, ferait d’office figure d’événement pour le spectateur renseigné, dans la mesure où il est le fruit d’une collaboration de haute voltige qui tend à faire de lui une sorte de blockbuster un mastodonte fulminant et affamé dans l’espace de cinéma intellectuel, international où il s’inscrit. Le réalisateur est Kirill Serebrennikov, connu pour le film Leto, sur la culture rock underground soviétique. Le scénariste est Pawel Pawlikowski, réalisateur de Cold War, peut-être le film récent le plus célébré à raconter, à esthétiser les relations entre bloc capitaliste et bloc communiste, et entre les personnes qui émigrent de l’un à l’autre. En bonus, le public français pourra se réjouir de la présence au générique d’Emmanuel Carrère, dont la biographie d’Édouard Limonov a servi de matière première au scénario de Pawlikowski, quand bien même son rôle de consultant ne se traduit pas par une continuité cinématographique avec les films qu’il a pu signer, La Moustache ou Ouistreham. Il se traduit tout juste par une scène horrible où Limonov humilie et insulte deux intervenantes d’une radio parisienne avec Sandrine Bonnaire & Céline Sallette. Un certain sentiment anti-bourgeois, anti-bonne société voire anti-société tout court, semble être la base de la philosophie de Limonov. Son instinctisme, son inhumanisme fétiche donne toute sa forme au long-métrage, et va, c’est intéressant de le noter, à l’encontre de tout ce que peut représenter Serebrennikov, fils de médecin et d’enseignante, petit-fils de documentariste, dont le patronyme est par ailleurs dérivé du russe pour « argent » ou « pièce d’argent ».
Édouard Limonov, de son vrai nom, Edik Veniaminovitch Savenko, est un carniphile. Un petit gars de Kharkiv, il l’appelait Kharkhov, pour lui cette ville ukrainienne était russe, tantôt voyou, tantôt ouvrier, tantôt couturier de jeans contrefaits, il a énormément de mépris pour les choses de l’esprit, ou plutôt pour la manière dont elles sont vécues et racontées par les intellectuels de Moscou. Il considère que tous les affects, toutes les sensations que la vie a à offrir, sont à consommer avec ostentation, avec passion, par le corps en premier…par les mains, les jambes, les veines, le nez, la bite. Le film est amoureux des différents stimulis, pour la plupart désagréables, que Limonov attire et accueille en lui, qu’il laisse macérer douceuresement, à la surface de ses tympans ou à fleur de sa frêle constitution. Dans une scène de conférence de presse donnée à Moscou, qui revient deux fois dans le récit, ce sera la saturation de son micro, le dédoublement de sa voix qu’il entend alors aliénée de son corps. Dans un plan où il entre dans une chambre prêtée, ce sera le fourmillement des cafards sous les meubles, dans la baignoire et dans l’évier, qu’il regarde sans qu’on sache s’il considère que ce sont des répugnants symboles de l’insalubrité russe, ou si ils lui rappellent ses jours fougueux et dépouillés à New York, durant lesquels il faisait les poubelles de son amante Elena /Viktoria Miroschnichenko/ en tirait des tampons usagés, ou s’habillait dans ses vêtements sales. Tôt dans le film, alors qu’il a encore sa grande tignasse à la frère Gallagher, et qu’il n’a pas encore été exilé aux États-Unis, Limonov se pose sur un canapé et commence à se masturber, tandis que la voix-off de Whishaw se lance dans une énième diatribe exaltée et misanthrope de génie fier d’être inadapté. Se flatte-t-il à ce point d’être un marginal dangereux, un éboueur de sa propre âme ?
Il nous faut l’avouer, la réussite du film pour un spectateur dépendra entièrement du point auquel il peut trouver le personnage séduisant et romantique, d’une manière destroy. Whishaw, troquant ses habituels cheveux soyeux et sa barbe bien entretenue, compense avec une autre forme de sex-appeal, celle d’un mec svelte absolument gavé d’immédiateté, attirant malgré les mites, malgré la crasse, malgré la moisissure, précisément parce qu’il n’est fait que de lui-même. Il dégage quelque chose de magnétique car il refuse de négocier, de temporiser ou d’interpréter le moindre de ses désirs. Il n’est fait que de ces rêves qu’on se sent coupables d’avoir fait quand on se réveille. Son langage corporel, celui d’un maniaque irrépressible qui se jette, de toutes ses forces, contre les murs de la réalité, nous a fait penser au Joker selon Joaquin Phoenix, à cette exception près que là où Phoenix est pathétique, a les yeux mouillés, Limonov est fier d’être un malade violent, à la condition qu’il soit assez cohérent dans son discours pour s’auto-commenter dans ses livres. Des scènes complexes de chorégraphie de figurants, dans lesquelles Limonov et son ami font le tour d’un pâté d’immeubles à New York, d’autres où il compare, avec une idylle potentielle, des marques de leurs scarifications, confèrent au film une force acide incroyable. C’est, bien plus que les faux comic book movies de Todd Philips, le film sur la psychopathie de ce cycle de représentations audiovisuelles, la « folie à deux » la mieux taillée pour les besoins de notre époque. C’est, au demeurant, un film « mort aux riches » qui mérite bien plus l’attention critique controversée qu’a eu le premier Joker en 2019, puisqu’elle se termine, rappelons-le, avec une fascisation. Aux États-Unis, un éditeur invite Limonov à s’inspirer d’avantage de Taxi Driver, décrivant par inadvertance la démarche moraliste et plate qu’a pu avoir Todd Philips. Malheureusement, une fois les parties « Kharkiv », « Moscou » et « New York » du film terminées, le film perd de sa puissance, de sa beauté inarrêtable, inflammatoire et irresponsable. Les décennies 80 en France, puis 90 de retour au pays, passent extrêmement vite pour Limonov. Ben Whishaw court, bondit, virevolte au cours de plans-séquences élaborés qui nous servent d’ellipses visuelles. La descente du personnage vers l’extrême-droite russe, au fond d’une pensée compatible avec les politiques de reconquête de Putin, est seulement esquissée, elle n’est pas mise en images avec autant d’éclat, de radiance sombre que la part du lion du récit qui a précédé. Les trois ou quatre premier cinquièmes de Limonov, ça ressemble à de la poésie de Gabriele D’Annunzio, cet autre écrivain devenu fasciste, décédé cinq ans avant la naissance de Limonov. Du Feu…Stelio se taisait, bouleversé par des forces tourbillonnantes qui le travaillaient avec une sorte de fureur aveugle, semblables aux énergies souterraines qui soulèvent, déchirent, transfigurent les régions volcaniques pour la création de nouvelles montagnes et de nouveaux abîmes. Tous les éléments de sa vie intérieure, assaillis par cette violence, paraissaient se dissoudre et se multiplier à la fois. Des images grandioses et terribles passaient sur ce tumulte, accompagnées de mélodies. Des concentrations et des dispersions très rapides de pensées se succédaient comme les décharges électriques pendant la tempête. À certains moments, c’était comme s’il avait entendu des chants et des clameurs par une porte qui se serait ouverte et refermée sans cesse, comme si des rafales lui avaient apporté les cris alternés d’un massacre et d’une lointaine apothéose.
La fin de Limonov, ça ressemble à l’épilogue des films de Scorsese sur la violence, privé de sa pertinence par le fait que le corps du film n’a pas été structuré de la façon correcte, celle qui prépare, amène, et réagit, presque chimiquement, à l’expiation conclusive. On a du mal à imaginer que ceux qui connaissent un peu la biographie de Limonov attendaient ce dénouement, qui paraît assez superficiel bien que Serebrennikov et Pawlikowski refusent, admirablement, de donner une raison trop simple au militantisme pro-annexion de la Crimée, pro-invasion de l’Ukraine du personnage ça ne peut pas être le seul souhait d’une réunification des territoires, dans la forme qu’ils avaient sous l’URSS, le film nous montre bien que Limonov a du dédain et du recul sur la nostalgie soviétique de ses parents. On a du mal à imaginer que ceux qui ne la connaissent pas du tout soient satisfaits, en l’état, les actes finaux du récit paraissent presque être une farce, un « Surprise ! Ce film parle en réalité de Putin » de plus de la part de Serebrennikov. Il y avait pourtant d’autres moyens de représenter le fascisme dans le long-métrage qu’en y dédiant les vingt dernières minutes. Serebrennikov, Pawlikowski et Carrère auraient pu le laisser, dans le scénario, à l’état de graine, d’esthétique. À plusieurs moments dans Limonov, on entend les basses du morceau Walk on the wild side, de Lou Reed, que les fans de rap connaissent car elles ont été samplées par le groupe A Tribe Called Quest pour donner sa saveur à Can I Kick It ? On avait déjà, dans cet élément mineur et dans d’autres, une façon de dire que les choses existent souvent déjà avant qu’elles n’existent. Que tout ce que les jeunes générations croient inventer, y compris la violence répressive des skinheads, trouve son origine, d’une manière ou d’une autre, dans ce qui existait des décennies auparavant, par exemple dans la brutalité des Kharkoviens. En outre, c’est dommage que la contribution la plus française de Carrère ne soit bornée qu’à la seule scène avec Bonnaire, Sallette et De Lencquesaing. Il y avait tout à fait matière à poursuivre le projet esthétique punko-trasho-thugo-sordide du récit à Paris : quand on s’intéresse à certaines figures de l’extrême-droite française, on remarque que chez nous aussi, ça menait une vie absurde, triste et Limonovienne, dans les années 80. Alain Soral, par exemple, menait une existence nocturne dans le quartier des Halles, où il divisait son temps entre être un dragueur de rue et écrire des lettres à son père, en prison en Suisse.
ENTRETIEN AVEC BEN WHISHAW
Franchement, je n’avais aucune idée de ce que ça allait donner…Ben Whishaw Festival de Cannes 2024.
par David Canfield
On ne sait pas trop par où commencer pour présenter Édouard Limonov, sujet du dernier film explosif du réalisateur russe en exil Kirill Serebrennikov. Limonov, la ballade, adaptation du livre d’Emmanuel Carrère, nous montre les milles facettes de cet auteur russe radical décédé en 2020…Exilé d’URSS après que sa poésie sans concession lui ait valu l’inimitié des huiles du KGB, il s’installe dans le New York des années 1970, travaillant comme majordome chez un millionnaire de l’Upper East Side. Il gagne ensuite Paris, où il devient la coqueluche du milieu littéraire dans les années 1980. De retour en Russie après la chute de l’URSS, il fait parler de lui par ses incursions dans le monde de la politique, fondant l’effroyable parti National Bolchévique et défendant une vision du monde pan-russe, profondément raciste et nationaliste, se rachetant une respectabilité en soutenant l’invasion de la Crimée de 2014. Pas facile de savoir par quel bout attraper un tel trublion. Mais le cinéaste Kirill Serebrennikov, qui cultive un goût certain pour les personnages dérangeants /ses films Leto ou La Femme de Tchaïkovski, s’y emploie avec brio, choisissant de rester fidèle au récit de Carrère, tout en faisant l’impasse sur l’ultime phase du personnage. Pas facile non plus d’imaginer l’acteur Ben Whishaw, connu pour avoir incarné le poète John Keats dans le Bright Star de Jane Campion, prêter ses traits harmonieux à un personnage si insaisissable et électrique. Et pourtant, ça marche car l’acteur livre au passage l’une des transformations les plus réussies et les plus audacieuses de sa carrière déjà riche en performances remarquables…I’m not There, The Lobster, Cloud Atlas…
Pour moi, l’expérience a été assez effrayante, le film parle d’un homme qui n’est pas rangé, qui ne vit pas sa vie selon une logique rationnelle. Il veut connaître la grandeur, mais aussi l’abjection, jusque dans ses abysses. Il voulait tout vivre du moins, c’est ce qu’il affirmait.
Comment vous-êtes vous retrouvé embarqué dans ce projet ? J’ai reçu une version du scénario en septembre 2020. Nous étions encore en plein confinement, et je me souviens simplement que je n’avais aucune idée de qui était ce Limonov. En pleine torpeur du confinement, ce texte était une vraie décharge électrique. J’ai appelé mon agent et je lui ai dit que je ne savais pas trop ce que c’était, que je ne savais même pas si j’aimais, mais que j’avais vécu quelque chose en le lisant. Je me suis ensuite entretenu avec Kirill par Zoom à plusieurs reprises. On vivait encore dans ce faux rythme du confinement, et j’ai décidé de me lancer. C’était un choix un peu fou, parce qu’on peinait à savoir si le film aurait même une chance d’exister, tout était si incertain, mais quelque chose me poussait à tenter l’aventure.
J’imagine que vous aviez des interrogations. Quelles ont été vos questions pour comprendre ce projet ? À ma deuxième lecture du scénario, je me suis dit que ce type était vraiment dérangeant. C’est très fourni. Mais comme me l’a dit Kirill, c’est aussi peut-être le produit de la culture dont il est issu et de cette époque un peu folle. Je lui ai dit que je ne savais pas trop quel était mon sentiment au sujet du personnage, et je lui ai demandé pourquoi il tenait tant à raconter cette histoire. Nous étions en 2020, et je me souviens qu’il a répondu que c’était une manière de sonder sa propre histoire, à travers le personnage de Limonov. J’ai également demandé pourquoi tourner en anglais ? Mais pour lui, c’était simplement que l’anglais était la langue internationale et qu’en plus c’était raccord avec les scènes à New York. Comme il me l’a fait remarquer, il y a tellement de films où les personnages parlent anglais alors que ça parait absurde. Au fur et à mesure, j’ai compris le cadre, et j’ai accepté les conditions.
Et comment en êtes-vous venu à voir ce personnage multiple, assez problématique ? Juste avant de vous recevoir, je relisais mes notes et j’ai retrouvé une phrase que j’avais écrite. Une citation d’un dénommé Sergueï, qui nous avait rendu visite à la fin du tournage en Lituanie, six mois après le démarrage de la production. Il avait rencontré Limonov et l’impression qui l’avait marqué, c’était que Limonov était un homme « Qui n’avait pas de peau ». il en conservait le souvenir d’une personne extrêmement tendre. C’est quelque chose que j’ai cherché à garder, car les actes et les propos de Limonov ont de quoi déranger, ou même dégoûter, mais souvent, les personnes qui ont des dehors si brusques ont aussi des âmes très sensibles. C’est ainsi que j’en suis venu à voir cet homme.
Ce rôle a exigé une véritable transformation de votre part, comment avez-vous développé son expression physique, son accent ? Le scénario a un peu changé entre ma première lecture et le tournage, un an et demi plus tard. C’est devenu, comme le titre l’indique, une ballade. Cela veut dire qu’on n’est pas exactement sûr que ce qu’on voit est la vérité, ce qui est un thème du film.
C’est également vrai des livres de Limonov. Comme c’était tourné en anglais, j’ai eu quelques doutes sur le caractère artificiel du dispositif. Évidemment, on fait le choix de parler anglais avec un accent russe, alors que dans la vraie vie, ces personnes parlaient en russe entre elles. Et puis, je me suis libéré de l’idée de l’incarner exactement. Il fallait que je prenne quelques libertés, que je représente un caractère plus essentiel que littéral. J’ai visionné toutes les archives qu’on trouve de lui. Mais surtout, j’ai lu toutes ses œuvres publiées en anglais, et c’est ce qui m’a le plus aidé. Ensuite, j’ai lu des livres sur lui, et j’ai aimé regarder des photos de lui. Il a des phases où il change complètement d’apparence, un peu comme une rock star en constante réinvention de son identité. C’était très instructif.
La réalisation est très différente de celle de Todd Haynes, mais j’ai pensé au film I’m Not There, sauf qu’ici, il n’y a qu’un seul acteur qui tiendrait tous les rôles, et c’est vous. Vous donnez à voir des facettes tellement différentes de la même personne. Oui, c’est vraiment l’idée de Kirill. Chaque fois qu’il subit un revers, sa copine le quitte, il essuie un nouveau rejet, il doit s’enfuir d’un pays, il renaît sous de nouveaux traits. Il créé une nouvelle version de lui-même, qui lui permet de continuer à avancer.
Aviez-vous déjà joué dans un film dont l’action s’étale sur une si longue période de temps ? Non, et c’était un aspect très intéressant du projet. C’est une personne qui construit ses différentes images, qui se créé en permanence. Je veux dire, il s’est quand même inventé un nom.
Et le maquillage pour vous vieillir, est-ce que c’était une nouveauté pour vous ? À la fin du film vous avez un visage très différent du vôtre. Oui, c’était nouveau, mais c’est assez atroce. Avoir un masque en permanence, ce n’est pas très agréable. Tout ça était tourné à Moscou. Tous les décors ont été construits sur place.
Tout comme Limonov, le film a connu différentes phases de turbulence. Vous avez dû arrêter le tournage au début de l’invasion de l’Ukraine, c’est bien ça ? Nous avons tourné cinq à six semaines à Moscou avant que la guerre ne commence. À l’époque, on a essayé de continuer car tout le monde pensait que ça serait rapidement terminé. Rétrospectivement, je me demande comment on a pu penser une chose pareille. Toujours est-il que pendant près de cinq jours, on a poursuivi le tournage avec ce fol espoir. Puis, mes proches, et surtout ma mère, ont commencé à avoir peur pour moi. Elle était dans tout ses états. Elle était si angoissée, je ne voulais pas l’inquiéter davantage. J’ai annoncé à Kirill que j’allais devoir partir. Ce n’était pas facile, parce que j’étais très attaché à lui et au film. Il se trouve que Kirill et de nombreux autres participants au film ont également dû partir peu de temps après. On a eu peur que le projet ne s’en remette jamais. Mais, un peu par miracle, et par une volonté acharnée de l’équipe, on a pu tout boucler en Lituanie en août de la même année, en 2022.
Vous avez dit avoir accepté ce film sans vraiment savoir dans quoi vous vous lanciez. Est-ce que vous l’avez-vu ? Et si ce n’est pas le cas, quelle idée vous faites-vous du film ? Je me souviens qu’à la fin du tournage, je n’avais encore aucune idée de la forme que cela prendrait, mais j’étais plein de reconnaissance d’avoir eu l’opportunité de le faire, d’avoir pu travailler avec ces personnes. C’était extraordinaire. Je n’ai pas vu le film, enfin rien qu’un petit extrait. Je n’aime pas particulièrement me voir à l’écran, mais tout ce que fait Kirill est intéressant. Il fait ces longs plans, parfois même très longs, qui déjouent toutes nos attentes d’une scène qu’on a lu sur papier. En donnant chair à ce projet, on se retrouvait toujours dans un territoire inconnu. Je suis très heureux qu’on ait fait appel à moi pour un tel projet.