Henry « l’Aventurier « !

Son ami Joseph Kessel l’appelait « vieux pirate ». Marchand d’armes et écrivain brillant, trafiquant de drogue et authentique bourlingueur, Henry de Monfreid fut tout cela à la fois. Figure incontournable parmi les aventuriers du XXe siècle, il multiplia les expéditions, du golfe d’Aden à la mer Rouge, s’échappa d’un camp de prisonniers durant la guerre, fut accusé d’espionnage…et inspira à Hergé en 1932 l’un des passages les plus savoureux des Cigares du Pharaon. Une fois de plus, le reporter du Petit Vingtième était en bien fâcheuse posture. Pour échapper aux garde-côtes, Allan Thompson avait jeté sa cargaison de drogue par-dessus bord. Du moins, c’est ce qu’il croyait, car en lieu et place de caisses chargées d’opium, ce sont des sarcophages renfermant Tintin, Milou et un éminent égyptologue qu’il avait envoyés par le fond. Le héros parvint finalement à soulever le couvercle. À peine avait-il échappé à la mâchoire d’un requin qu’il vit déferler une lame phénoménale. Était-ce la fin ? Non, bien sûr, car quelques heures plus tard, Tintin se réveille sur un boutre voguant sur la mer Rouge. Un homme de type européen, portant fièrement casquette et moustache, l’accueille d’un cordial « Hello, notre jeune sportif ! Bien dormi ?… ». Le modèle de ce marin providentiel n’est autre qu’Henry de Monfreid, l’auteur des Secrets de la mer Rouge, auquel Hergé rend ici, dans cette scène des Cigares du Pharaon, un vibrant hommage.

 

 

 

 

L’AVENTURIER AUX MILLE ET UN VISAGES…

 

Dans les années 1930, la légende de cet écrivain bourlingueur était déjà en marche. Qu’a-t-il fait, ou plutôt que n’a-t-il pas fait dans la Corne de l’Afrique ? Il fut, tour à tour, courtier en café, détaillant de peaux de bêtes, vendeur de perles et même fabricant de macaronis ! Mais l’activité phare qui était son gagne-pain, l’enveloppa d’un parfum d’interdit et, accessoirement, contribua à l’instabilité de la région, fut celle que pratiqua Rimbaud trente ans plus tôt avec le trafic d’armes. Hergé y fait directement référence lorsque Tintin découvre tout un arsenal dissimulé dans la cale. La réaction nettement moins amicale du capitaine s’inspire d’un passage des Secrets de la mer RougeSi c’est vous qui m’avez dénoncé, sachez que mon bateau est miné. Je le ferai sauter plutôt que de me rendre. Entre le globe-trotter le plus célèbre de la bande dessinée et l’aventurier le plus marquant de sa génération, les traits de ressemblance ne manquent pas…Même fibre journalistique, même appétence pour la technique, et même aptitude à se glisser dans la peau d’un personnage. Là où le héros d’Hergé passe imperturbablement de l’uniforme de général à la livrée de groom ou au poncho d’Indien Quechua, Monfreid incarnait tour à tour l’Arabe en turban, le Catalan à béret ou l’écrivain-conférencier en costume-cravate. Seules exceptions…Le casque colonial, qu’il refusa d’adopter sous le soleil brûlant du Grand Rift, et l’habit vert, que trois échecs successifs à l’Académie française l’empêchèrent d’endosser.

 

Mais les deux personnages, le fictif et le réel, partagent surtout un extraordinaire profil de trompe-la-mort. Selon un recensement paru en juin 2015 dans la très savante Presse médicale, Tintin a survécu à 191 accidents dont 62 % de traumatismes crâniens, 55 tentatives de meurtre et 13 enlèvements. Monfreid n’était pas loin du compte. L’épisode le plus « tintinesque » de son existence survint à l’été 1942. Après des mois de détention au Kenya où, âgé de 62 ans, il échappa au peloton d’exécution, à la dénutrition et à la dysenterie, Monfreid parvint à s’évader d’un camp de prisonniers en compagnie d’un acolyte italien. Dans la forêt, les deux fugitifs furent capturés par des guerriers kikouyous qui les transportèrent comme un chapelet de saucisses : tête en bas, et pieds et poings liés sur un bâton. Remis à la verticale, les deux hommes furent d’abord attachés à un poteau pendant cinq jours, puis livrés aux flammes, avant d’être sauvés in extremis par les Britanniques. Hergé lui-même se serait incliné. Monfreid, qui rêvait d’un suicide à la Borgia, conservait sur lui une bague à poison. En 1974, c’est pourtant dans son lit qu’il s’éteignit bien sagement.

 

 

 

 

Presque cent ans plus tôt, en 1879, il avait vu le jour à Leucate, une petite station balnéaire du Roussillon. Son père, George-Daniel de Monfreid, était un grand bourgeois qui, s’étant frotté à la bohème, en avait acquis une amitié indéfectible avec Gauguin, dont il fut l’exécuteur testamentaire. Le jeune Henry employa les trente premières années de sa vie à décevoir son artiste de père. Après deux échecs à la prestigieuse École centrale, un premier mariage raté et trente-six métiers aussi insignifiants qu’infructueux, il s’improvisa vendeur en porte-à-porte dans le Paris des années 1900…De toutes les épreuves que j’ai eu à subir dans ma vie, celle du courtier fut la plus cruelle mais aussi la plus féconde. En 1911, une offre tombée du ciel le sortit du marasme, engagé à l’essai comme négociant de café à Diré-Daoua, en Éthiopie. Partir vers l’inconnu à ses propres frais ? Tout plutôt que ces existences fades et monotones comme des champs de betteraves que nous devons mener en Europe. L’apprenti aventurier débarqua d’abord à Djibouti, confetti français jouxtant la Somalie britannique. Instantanément, ses compatriotes le rebutèrent...Hors du Pernod et des cartes, point de salut ! Les « coloniaux » lui rendaient bien son mépris qui le prenaient pour un hurluberlu vaguement inquiétant et les Britanniques pour un dangereux boutefeu. Car très vite le petit représentant en café trouva des débouchés autrement plus lucratifs dans la vente de peaux de léopards, d’huîtres perlières et surtout de fusils et munitions. Ses clients ? Des acheteurs locaux bédouins, somalis et arabes, auxquels il était strictement interdit de fournir des armes.

 

 

 

 

À Djibouti, ce type de commerce n’avait rien d’inédit, mais le mode opératoire de Monfreid était unique car il était le seul Européen à s’y livrer à la manière d’un Yéménite, à la barre d’un bateau de contrebandier. Ce qui exaspérait l’administration n’était pas tant qu’il enfreignait les règles mais qu’il compromettait sa respectabilité de Blanc dans des situations où seuls les indigènes pouvaient s’illustrer, écrit Daniel Grandclément dans L’Incroyable Henry de Monfreid. Son apparence avait de quoi dérouter en le voyant scruter le fond de la mer au moyen d’une boîte de conserve équipée d’un fond vitré. Pour éviter les coups de soleil, il s’enduisait de beurre de la tête aux pieds. En 1914, au sortir d’une tempête dont il avait réchappé, il décida d’embrasser l’Islam. Baragouinant toutes les langues du coin, il adopta le turban et se fit appeler Abd el-Haï, « l’Esclave du vivant », l’un des 99 noms d’Allah. Mais pour l’état civil, il demeurait Henry de Monfreid et était bon pour être envoyé au front. S’en étonnera-t-on ? L’écumeur des mers n’avait aucune envie de s’enliser dans les tranchées. Il en fut dispensé grâce aux amis députés de son père, à ses propres liens avec la Grande Loge de France et à son empressement à partir espionner les positions turques sur la côte du Yémen. Peu à peu, le fils de famille raté parvint à se faire une situation. Au début des années 1920, il s’offrit une centrale électrique à Diré-Daoua…C’est moi qui ai éclairé la ville frontière entre la côte de Somalie et l’Éthiopie, je voulais alors être un monsieur Tout-le-monde. Monsieur Tout-le-monde ? Il faut le dire vite. Monfreid frayait toujours avec les trafiquants de la mer Rouge et convoyait d’énormes quantités d’armes au nez des Français et des Britanniques.

 

 

Il avait atteint la cinquantaine quand un individu de vingt ans son cadet vint le « révéler à lui-même ». Cet homme Joseph Kessel était un autre aventurier de haut vol dont raffolait Hergé. En 1930, le reporter flamboyant fut envoyé par Le Matin pour enquêter sur la traite des esclaves entre l’Afrique et l’Arabie. Qui mieux que Monfreid pour le guider dans ces eaux troubles ? Quand Kessel découvrit le carnet de bord du « vieux pirate », comme il surnommait son aîné, il l’encouragea à le faire publier…Évidemment, je m’y connaissais mieux qu’un chef de rayon du Bon Marché. En 1932, le succès des Secrets de la mer Rouge fut phénoménal : « Diogène, éteins ta lanterne : voici un homme ! » titra le journal L’Européen. L’homme en question ne reposera plus jamais la plume…Soixante-dix récits publiés en quarante ans ancreront solidement sa réputation de corsaire des lettres. En 1933, alors que Monfreid récoltait les fruits de sa gloire naissante, Haïlé Sélassié l’expulsa d’Éthiopie. Motif ? Ses écrits sur la traite avaient fortement déplu au négus. Mortifié, Monfreid plia bagages et s’établit à Neuilly. Il se prit alors était-ce par esprit de représailles ? de passion pour l’Italie fasciste et ses appétits de conquête en Abyssinie. Dans ses tournées, il entreprit de faire la claque lors des apparitions publiques de Mussolini. Son zèle fut récompensé puisqu’il rencontra son idole pas moins de quatre fois. En octobre 1936, quand l’Italie attaqua l’Éthiopie, Monfreid devint correspondant de guerre pour Paris-Soir. Consécration ultime le 4 septembre 1936, lorsque l’ancien contrebandier reçut la croix de guerre italienne. Le négus enfui, l’écrivain-voyageur regagna ses pénates en Éthiopie. C’est à cette époque qu’il croisa la route d’un militaire de carrière originaire de Venise. Son nom ? Rolando Prat. Aux côtés de l’officier se tenait un petit Ugo qui, devenu adulte, modifiera légèrement son patronyme en Hugo Pratt. Cette entrevue fut-elle réelle ou fictive ? On ne le saura jamais, mais le champion du « dessin intelligent » l’évoquera à chaque interview. Fait troublant, en 1942, à la libération de l’Éthiopie, le père d’Hugo Pratt fut fait prisonnier à Diré-Daoua, peu ou prou au moment où Monfreid, l’ami des fascistes, fut lui-même assigné à résidence par les Britanniques. L’Abyssinie, l’auteur de Corto Maltese la connaissait intimement pour y avoir passé toute son adolescence. À 13 ans, il avait même été enrôlé de force dans la police coloniale chargée de réprimer les tribus indépendantistes. « J’étais le plus jeune soldat de Mussolini ! » avait-il coutume de rappeler, sur le ton de la plaisanterie. Ses souvenirs imprégneront deux de ses plus célèbres albums : Les Éthiopiques et les Scorpions du désert.

 

 

 

 

Dans la mythologie personnelle de Pratt, Monfreid côtoyait Melville, Conrad et Jack London. Ses successeurs l’ont bien compris dans Équatoria, le quatorzième opus de Corto Maltese, signé en 2017 par le duo ibérique Canales et Pellejero, Monfreid en personne embarque pour Zanzibar. Rien n’y manque comme sa dégaine d’escogriffe, son nez aquilin et sa tignasse ébouriffée enveloppée dans un turban. Dans l’album, Corto tutoie celui qu’il appelle familièrement « Henry » et se paie le luxe de le sermonner sur sa façon de traiter les dames. Le marin à l’anneau d’or et le trafiquant de la mer Rouge ont beaucoup en commun avec l’appel de l’aventure, le mépris des conventions et une sérieuse tendance à brouiller les pistes. « J’ai treize façons de raconter ma vie et je ne sais pas s’il y en a une de vraie », s’amusait Hugo Pratt. L’aristocratie présumée de Monfreid était une fable dont il joua toute sa vie. La particule avait été inventée de toutes pièces par une grand-mère fantasque partie chercher l’aventure en Amérique. Qui était le vrai grand-père d’Henry ? Un milliardaire de Boston, un officier de marine ou…le roi des Belges ? Tout comme Pratt et Corto, Monfreid affichait un pedigree aussi insaisissable que romanesque. Toutefois, l’écrivain bourlingueur et le gentilhomme de fortune divergent sur le chapitre essentiel des femmes. Là où Corto se montre délicieusement sentimental et pudique, Monfreid professe une misogynie féroce alliée à une sensualité débridée. Son existence fut parsemée de maîtresses, de concubines plus ou moins captives, et même de trois compagnes officielles qu’il a terriblement malmenées. À dire vrai, Monfreid était aux antipodes du héros sans peur et sans reproche. De l’avis de l’amiral Henri Labrousse, c’était même « un truand de l’espèce la plus rare ». Sa première entourloupe ? Subtiliser les expectorations d’un tuberculeux pour échapper au service militaire. La dernière ? Faire reproduire les toiles de Gauguin héritées de son père pour vendre en douce les orignaux et le pot-aux-roses ne fut découvert qu’après sa mort, en 1976. « En lui cohabitaient un moralisme rigide et un appétit des trafics sordides », écrit son biographe Daniel Grandclément. Monfreid ne reculait devant rien, pas même devant le meurtre. En 1926, il abattit de sang-froid un témoin gênant de ses multiples trafics.

 

 

Et le commerce des hommes ? Lui-même s’est toujours défendu de l’avoir pratiqué mais son alter ego, Cheik Issa, qui le guidait partout sur la mer Rouge, était une cheville ouvrière de la traite entre l’Abyssine et la péninsule Arabique. Marché d’esclaves, le récit que Kessel a tiré de son périple aux côtés de Monfreid, a d’ailleurs largement inspiré le Coke en stock d’Hergé. Si l’écrivain-trafiquant n’a sans doute pas pris une part active dans ce négoce, on peut imaginer qu’il a parfois « rendu service » ou qu’il a complaisamment fermé les yeux sur cette réalité accablante. En revanche, Monfreid n’a jamais fait mystère d’un autre commerce occulte dans lequel il s’est abondamment illustré avec le trafic de drogue. Pendant que ses congénères étaient au front, en 1915, Monfreid avait mis sur pied une formidable combine pour acheminer du haschich entre la Grèce et l’Égypte. L’homme voyait grand dans les années 1920 en convoyant douze tonnes de cannabis entre les Seychelles et l’Égypte. À l’occasion, il fit aussi transiter par Suez des caisses de morphine et de cocaïne produites en Allemagne. Monfreid savait à quoi s’en tenir, il était accro à l’opium depuis son premier séjour à Djibouti. « J’ai usé de tout sans jamais abuser de rien », disait-il à Jacques Chancel. Voire. À l’âge d’être grand-père ou même arrière-grand-père, il fumait jusqu’à six pipes d’opium par jour. « Grâce à ça, je n’ai pas eu de rhume depuis quarante ans ! » proclamait-il. On croirait entendre la voix du capitaine Haddock vantant les bienfaits du whisky sur ses artères. À bien des égards, Monfreid était le parfait émule du meilleur ami de Tintin. À 80 ans, sa passion du grand large lui fit entreprendre une ultime équipée entre la Réunion et Madagascar. Après avoir été porté disparu pendant dix jours, affamé et déshydraté, il en fit la matière d’un récit flamboyant…Mon aventure à l’île des Forbans. Son image de vieux loup de mer était si vivace que Polygram crut bon de lui faire enregistrer un improbable 33-tours de chansons de marins à presque 90 ans ! Paradoxalement, c’est sur le plancher des vaches que Monfreid se rapprocha le plus du capitaine Haddock. Son Moulinsart à lui ne se situait pas à proximité de Bruxelles mais à Ingrandes, au fin fond du Berry. Converti en gentleman-farmer dans le dernier quart de son existence, l’ancien contrebandier peignait des aquarelles, jouait du piano et entretenait une ménagerie composée d’un chacal, de deux mangoustes et d’un mainate apprivoisé à l’accent de Perpignan. L’histoire ne dit pas si une célèbre cantatrice lui en avait fait présent.

 

 

 

 

L’homme libre qui chérissait la mer Rouge.

Pascal Louvrier



Henry de Monfreid est mort à l’âge de 95 ans, écrivain baroudeur, trafiquant d’armes, de hachich et d’images rimbaldiennes a ôté ses chaussures et marché pieds nus hors des sentiers battus, empruntant les plus dangereux et les plus exaltants chemins de traverse. Il a fait la route, solitairement. Il a écrit sans relâche, offrant des témoignages d’une grande intensité. Aujourd’hui, nous pouvons les lire, les relire, tandis que la terre se referme peu à peu. La poésie affleure, le Khamsin, le vent du feu, nous pique les yeux, assèche les narines, les parfums montent à la tombée des ombres, la mer Rouge distille ses secrets, son boutre nous éloigne d’une époque de moisissure et de mépris. Comme l’a affirmé l’écrivain Dominique de Roux, fondateur des Cahier de l’Herne, il faut partir. Le moment est venu. Il faut s’éloigner du « tumulte de la vie européenne et de sa monotonie » souligne, pour sa part, Henry de Monfreid. Il est temps. Quelques mois avant de mourir, l’écrivain aventurier, dans sa maison d’Ingrandes, au cœur du Berry taiseux et austère, déclare au journaliste venu l’interroger...Maintenant je revisite mon passé. Il m’aide à supporter la vieillesse. Le vieil homme tient en respect la mort, avec ses lumineux souvenirs. À l’aube de ses trente ans, après avoir contracté la fièvre de Malte, végétant dans une vie de famille ennuyeuse, exploitant une petite laiterie près de Melun, Henry de Monfreid décide de rejoindre la connaissance d’un ami, négociant en Ethiopie. Henry va découvrir la corne de l’Afrique. Plus rien ne sera comme avant. Les débuts sont pourtant difficiles. À Djibouti, il vend des peaux, du café et de l’ivoire. Au Yémen, des fusils. Il devient dealer de haschisch en Egypte. Pas question de tourisme, il doit gagner sa vie. Enfin, survivre. Mais il y a l’appel de la mer Rouge. Le jeune homme n’y résiste pas. Il bourlingue sur un bateau en bois, un boutre, mot d’origine anglaise, les Noirs ayant entendu « boat » en ont fait un « boutre ». Il est pêcheur de perles. Son visage se burine et se ride. De profil, on dirait un aigle. Son corps n’a pas de gras. Il tient comme une barre de fer. L’homme est affûté. Il fuit la compagnie des Européens aux idées étroites. Il ôte son casque colonial et ses bottines de cuir, se tourne vers les indigènes et leur vie au plus près de la nature…Voilà comment pendant quarante ans, j’ai vécu au milieu de gens très simples, restés ce qu’ils étaient au temps préhistorique. Il sympathise avec le père Teilhard de Chardin, lui fait visiter des grottes ornées de peintures rupestres remontant à plus de 25000 ans. Les deux hommes constatent que rien n’avait changé. L’écrivain-voyageur note…J’ai alors oublié complètement la mesquinerie et aussi la méchanceté de la race blanche. C’est Joseph Kessel qui remarque les qualités littéraires des journaux de bord d’Henry de Monfreid. Les deux hommes font route vers Djibouti depuis Marseille sur un lent paquebot. Dans la chaleur étouffante d’un matin de mer Rouge, après une nuit de lecture, Kessel rend son verdict « Vous devez les publier ! »

 

 

 

 

L’une des qualités d’Henry de Monfreid est de savoir regarder. C’est pour cela, entre autres, qu’il méprise les Européens « infirmes des sens ». Leur œil ne voit pas. Ils ne s’émerveillent plus du spectacle du monde. Les indigènes, eux, ont gardé…Ce goût du merveilleux qui sait animer le rocher ou peupler le désert. Certaines pages sont admirables. À propos des perles…Elles meurent le jour où l’âme errante d’un noyé sans sépulture dérobe leur éclat précieux, voilà pourquoi, dans la nuit chaude, on voit tournoyer ces lueurs de phosphore allumées par les vagues, ce sont les spectres des perles mortes…Henry de Monfreid se convertit à l’Islam. Son fils affirme qu’il le fit plus par opportunisme que par conviction. De toute façon, ajoute-t-il, son père était un homme d’action peu sensible à la vie spirituelle. Le plus important, pour le baroudeur, était de se procurer des vivres, de l’eau, et d’échapper à la lame d’un voleur. Sur les bords de la mer Rouge, une vie humaine ne compte pas. Notons qu’il fut enterré selon le rite catholique. Le soir, pourtant, quand les étoiles scintillent au-dessus de la mer sans âge, Henry de Monfreid cite Saint Augustin « Credo qui absurdum. » Je crois parce que c’est absurde. Cela fait partie des contradictions de l’homme. L’essentiel, pour lui, était d’avoir gagné sa liberté en se tenant « hors du troupeau ».

 

 

 

 

Henry de Monfreid.  74 livres…Un aventurier enchères et en os..

par Frédérique Roussel



Il est considéré comme l’un des plus grands aventuriers du XXe siècle. Henry de Monfreid (1879-1974) est aussi réputé pour avoir excellé dans la contrebande de haschich. Entre 1922 et 1926, il en a ainsi écoulé 12 tonnes en Egypte à la barbe des Anglais. Mais c’était aussi un écrivain prolixe qui a publié 74 livres en quarante ans. Tous ses manuscrits ou presque, conservés jusqu’alors dans la famille, vont sortir d’un coup au grand jour lors d’une vente aux enchères. C’est un petit trésor en soi…C’est rare d’avoir un ensemble aussi dense qui n’a pas été dispersé. L’ensemble compte une centaine de manuscrits et dactylographies d’une quarantaine de titres. Il n’y manque que ses deux premiers romans, les Secrets de la mer Rouge et Aventures de mer, parus en 1931 et 1932. Henry de Monfreid était déjà une légende que rencontre en 1930 Joseph Kessel, venu enquêter sur les marchés d’esclaves d’Ethiopie. « C’est à vous de raconter votre vie », l’incite vivement l’envoyé spécial de Paris-Soir. Henry de Monfreid prendra son conseil plus qu’au mot. L’auteur est son propre héros et l’on peut retracer sa vie trépidante, à part, à travers ses manuscrits.

 

 

 

 

Les Secrets de la mer rouge rencontrent un grand succès. « Nous avons cédé les manuscrits des Secrets et d’Aventures de mer à la Bibliothèque nationale de France il y a quatre ans », relate Guillaume de Monfreid, son petit-fils, fils du quatrième et dernier enfant d’Henry, Daniel. Les héritiers ont également fait don à la Société de géographie en 2009 de ce que le petit-fils appelle «le noyau dur» de l’histoire de son aïeul…Carnets de bord, lettres de 1910 à 1921, photographies ainsi que ses films et enregistrements sonores. Tout récemment, en février, ont été dispersés à Drouot des objets personnels, des aquarelles et des photographies du bourlingueur-écrivain. Mais tout le travail littéraire, « la conséquence de la matière brute », restait encore invisible. « Grâce à la vente, l’ensemble va partir dans le public et réjouir les amateurs, ajoute Guillaume de Monfreid. J’ai rarement vu des auteurs avoir autant d’impact sur la vie de leurs lecteurs. Certains ont tout quitté comme lui pour se sentir libre. »

 

 

 

 

Après une jeunesse calamiteuse, refusé à Polytechnique, renvoyé de son poste à la société laitière Maggi, ruiné à deux reprises, Henry de Monfreid atterrit à Djibouti puis à Diré-Daoua en Ethiopie parce que les grandes crues de la Seine en 1910 ont noyé sa ferme de vaches laitières à Melun. Arrivé par l’Oxus des Messageries maritimes, il est employé comme négociant en café et en cuirs en Abyssinie. Au bout d’un an, Monfreid s’oriente vers du moins ennuyeux et du plus lucratif avec l’exportation d’armes vers l’Arabie, le commerce des huîtres perlières à bord de son boutre…La vie d’aventurier commence. Pendant vingt-cinq ans, il multiplie les expéditions du golfe d’Aden à la mer Rouge, se fait arrêter par les douanes, accuser d’espionnage, enfermer pendant la Seconde Guerre mondiale par les Anglais au Kenya… Beaucoup pour un seul homme qui devient de la chair à personnage, protagoniste de Fortune carrée de Joseph Kessel. Chez Hergé, dans les Cigares du pharaon, on le voit abandonner sa cargaison de fusils pour sauver Tintin de la noyade. Imprévisible. Dans l’ensemble des livres, il y a l’unique manuscrit connu de la Croisière du hachich, l’un de ses plus célèbres récits paru en 1933 chez Grasset, principal éditeur de ses œuvres. Il y a aussi les trois premiers états connus de la Poursuite du Kaïpan (1934), où on le voit prendre en chasse le voleur de sa cargaison de hachich, négociée à Bombay. Guillaume de Monfreid, architecte de profession, vient d’écrire un nouveau livre bâti sur les relations entre lui et son imprévisible grand-père, décédé quand il avait 24 ans…J’ai passé ma vie à ne pas aller dans les pas d’Henry, mais je me suis retrouvé parfois, à sa suite, considéré comme persona non grata. Ainsi, quand il était sur les rangs pour le chantier de la restructuration de l’hôpital de Djibouti, est-il retoqué quand on apprend son nom. Même scénario quand il est question de la rénovation des églises de Lalibela en Ethiopie…C’est comme si mon grand-père me rattrapait…Son ouvrage, enrichi de ses dessins à l’encre de chine, propose à la fin une impressionnante chronologie des faits et gestes de son aïeul sur près d’un siècle…



Au-delà de son image, je cherche à montrer la vraie dimension de l’homme, sa profondeur, son besoin de liberté.