Ressuscité par Scorsese dans son dernier film, réhabilité auprès du public après des décennies d’oubli, le cinéma de Méliès ressort brusquement de l’enfer, et avec lui l’histoire de ce poète et magicien qui inventa le genre du fantastique. Il y a quelque chose d’euphorisant dans la résurrection soudaine de Georges Méliès, père fondateur, génie oublié de l’art cinématographique, qui ressort brusquement de l’enfer, comme un diable, un bon diable, de sa boîte à ressorts. Ce qui arrive, aujourd’hui dans la réalité, au premier cinéaste à avoir exploré la mise en scène, à l’homme qui tourna, de 1896 à 1912, plus de 500 films avant de disparaître, anonyme, et de devenir marchand de jouets à la gare Montparnasse, ressemble à ce que nous raconte Martin Scorsese dans Hugo Cabret, hommage à l’inventeur du cinéma fantastique…
Prince de l’illusion ! par Alain Riou
…Ce qu’il faut bien appeler l’incroyable retour de flamme d’un prince de l’illusion en dit sans doute long sur notre désir actuel de fuir une époque où le quotidien devient cruel. Mais ce qui compte, c’est qu’on redécouvre en même temps la vie romanesque d’un pionnier extravagant, pour qui le faux-semblant fut plus vrai, plus solide et plus créatif que la réalité. Madeleine Malthête-Méliès, la petite-fille du héros, publie précisément une biographie très fouillée de son grand-père, qui raconte non seulement les détails d’une existence mouvementée, mais toute une époque de l’Histoire de France, où les jeunes artistes, pour s’affirmer, devaient d’abord vaincre la résistance acharnée de leur famille. Quand Georges Méliès naît, en 1861, Jean-Louis, son père, petit cordonnier qui a débuté comme compagnon du Tour de France, a créé à Paris une entreprise prospère, tout en devenant peu à peu un bourgeois conservateur et vantard. La voie du petit Georges paraît tracée. Il passera le baccalauréat, on le mariera, et il rejoindra l’atelier de bottes qui nourrit richement sa famille. Le problème, c’est que l’enfant n’a guère le cuir à la chaussure. Au lycée, il fait du dessin, de la caricature, s’enflamme pour Verlaine, fabrique en cachette un théâtre de marionnettes, et joue devant sa famille écroulée de rire l’histoire d’un ogre végétarien.
Unir le burlesque et le merveilleux, un poète dans une famille de bottiers. Le burlesque et le merveilleux, qui seront la marque constante de Méliès. Lui ne voudrait plus faire, désormais, que ce métier-là. La famille l’entend autrement. Il se retrouve comptable dans l’entreprise familiale, mais trouve son bonheur en réparant les machines, de même qu’à Montreuil, où les Méliès ont acheté une vaste propriété avec un parc pour les week-ends, il prend des leçons de dessin auprès d’un vieux sculpteur Joseph Grapinet. Ce coup de crayon, art véritable de la caricature, Georges, qui n’a guère plus de 20 ans, va le mettre au service des luttes politiques. Bientôt, il fondera « la Griffe », journal républicain rageusement anti-boulangiste. En attendant, il perfectionne son art auprès de Gustave Moreau en personne, et tombe rapidement amoureux de Suzanne, l’un des modèles du peintre. La famille s’effraie car Suzanne est la fille des concierges du maître. Pour l’en éloigner, on envoie Georges à Londres dans un magasin qui appartient à l’entreprise Méliès. Cet exil va changer sa vie, Suzanne ne tarde pas à l’oublier, et lui envoie une lettre de rupture. L’amoureux est effondré. Ses amis l’entraînent, pour le distraire, à l’Egyptian Hall, théâtre d’illusion où les manipulations de John Nevil Maskelyne et David Devant l’enthousiasment. Il leur propose de leur exécuter des décors pour rien. En retour, ils lui donnent des leçons de magie. Il se révèle surdoué. Madeleine Malthête-Méliès note au passage que les exercices lui permettent d’escamoter, entre autres, le souvenir de l’infidèle.
Quelques années passent, qui vont renforcer l’apprenti mage dans ce que lui-même et sa famille appellent, mais en donnant chacun un sens opposé à ce mot, ses illusions. C’est Georges qui gagne. Apprenant que le Théâtre Robert-Houdin, spécialisé dans la prestidigitation, est à vendre, il exige par anticipation sa part d’héritage, acquiert l’établissement, engage de très bons artistes, donne à la maison une petite notoriété et commence à fureter partout à la recherche de tout ce qui pourrait moderniser ses programmes. En 1892, Emile Reynaud, dessinateur, vient projeter des vues animées sur un écran, dans un théâtre, améliorant considérablement l’art de la lanterne magique. Méliès est dans la salle. Trois ans plus tard, le 28 décembre 1895, les frères Lumière, de Lyon, font au Salon indien du Grand Café, à Paris, une démonstration de leur Cinématographe. Il y a 33 spectateurs, ce qui est peu. Méliès, bien sûr, est parmi eux. Le cinéma est alors affaire de magie ! Le lendemain matin, après une nuit intense, il décide de tout miser sur le procédé nouveau. Il bricole une caméra à partir d’un engin qu’a créé un Anglais nommé Paul. Au cours d’un essai, son appareil s’arrête net pendant qu’il filme la place de l’Opéra. La réparation prend une minute, puis la prise de vues reprend. A la projection, stupeur : sur la chaussée, le tramway Madeleine-Bastille a fait place à un corbillard, qui s’est substitué à lui pendant la panne. D’un seul coup apparaissent à Méliès toutes les possibilités du cinéma. Il construit un studio dans le parc de Montreuil, fait venir des acteurs et techniciens de son théâtre. Ses premiers films vont s’intituler « Une bonne farce de chiffonnier », « le Manoir du diable », « Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin », « l’Hallucination de l’alchimiste », « le Cabinet de Méphistophélès ».
Le Cinématographe est alors aux mains des artisans forains qui le diffusent dans des baraques. Ces oeuvres tournées vers la magie enthousiasment. On les réclame en France, en Europe, en Amérique bientôt, où Méliès crée un comptoir. L’année 1902, celle du « Voyage dans la Lune », voit son triomphe mondial. Méliès, infatigable, tourne film sur film, entretient une troupe régulière, et au moins deux foyers. Il s’est pris de passion pour une actrice, Jeanne d’Alcy qu’on peut voir dans tous ses premiers films. Il la remplacera bientôt par une autre. La vraie madame Méliès pardonne. Mais, chargée des comptes de la maison, elle tente de lui faire comprendre que l’âge d’or n’a qu’un temps. Car la concurrence s’organise. D’abord, on imite Méliès, on contretype ses films sans lui verser de droits. Puis les goûts changent. Léon Gaumont, sur son immense terrain des Buttes-Chaumont, tourne des fresques historiques riches de scènes en extérieurs, auquel le public croit davantage qu’aux toiles peintes de Méliès. Reclus dans son studio de Montreuil, le rêve-lune ne voit pas que le monde change, que le cinéma devient une industrie. Lui entend conserver le contrôle artistique de sa maison artisanale, refuse de tourner à la chaîne, dit non à ceux qui lui proposent de s’associer avec lui. D’autres films moins chers que les siens envahissent le marché. En 1912, l’activité de Montreuil s’arrête. Elle ne reprendra jamais. C’est la Grande Guerre, et la fin du petit commerce. Méliès, dans un premier temps, se replie sur son premier métier, et transfère tous ses efforts sur le Théâtre Robert-Houdin, qu’il tente de réactiver en introduisant dans ses programmes la merveilleuse technologie qu’il a acquise en ayant l’idée de 4000 trucages, et en inventant les moyens de les réaliser. Mais le temps n’est plus aux contes de fées, dans tous les sens du terme. Au début des années 1920, Méliès est mis en faillite, son théâtre vendu, ses studios sous scellés.
Pendant cinq ans, l’ancien dieu qui aimait tant jouer le diable cherche des cachets de magicien, n’importe lesquels. Puis, au commencement de 1926, il accepte un pas-de-porte dans la gare Montparnasse, pour un petit étal de bonbons et de jouets. Le grand Méliès est mort mais sa légende est née. Découragé, dégoûté, Georges Mélies (1861-1938) vend dans les années 1920 la pellicule nitrate de ses anciens films. Elle peut servir à des artisans pour fabriquer de menus objets. Je vous ai dit ça dans le texte précédant immédiatement ce second article sur le cinéaste . Tout n’a cependant pas disparu. Plus de 200 titres (dont 32 ont été coloriés image après image par des mains féminines) sont retrouvés. Certains même récemment. L’un d’eux est apparu en République tchèque en 2014. L’émergence du dernier film produit par Méliès à Montreuil, «Le voyage de la famille Bourrichon», apparaît plus proche de nous encore. Tout le monde est cependant d’accord pour estimer que ce genre d’exhumation se fera toujours plus rare. D’abord, parce qu’on a déjà beaucoup cherché. Ensuite parce que le support nitrate se décompose au fil du temps (un temps de durée imprévisible), amenant de graves risques d’incendie. Une conservation séculaire tient forcément du miracle.
Un aussi riche matériel soit 41% de la production totale de 520 titres, pour être exact apparaît exceptionnel pour l’époque. Jeté massivement au rebut lors de la généralisation du film parlant en 1930, le cinéma muet a connu un immense naufrage, surtout pour les deux premières décennies (1900-1920). Destructions, mais aussi accidents. En 1937, les anciennes réserves de la Fox sont ainsi parties en fumée bien involontairement. La chose explique, pour prendre un seul exemple, qu’il ne subsiste qu’un seul long-métrage signé Raoul Walsh des années 1910 sur environ 40, en dépit de toutes les recherches des cinémathèques. Sans problème de langue, le muet connaissait une très large diffusion internationale. Aiguillonné par la présence de Madeleine Méliès-Malthête (la petite-fille du cinéaste) à la Cinémathèque Française dès 1943, le nombre des sauvetages Méliès a sans doute bénéficié de la précocité des investigations. La chose ne signifie cependant pas que les sujets retrouvés soient complets et en bon état. Certains se trouvent réduits à l’état de lambeaux. D’autres de fantômes. L’internaute peut facilement en juger. La présence de Méliès sur la Toile se révèle en effet abondante. L’existence de lointains droits d’auteur gêne moins pour ce type de productions très anciennes. Certains films « postés » arrachent littéralement les yeux à force de flous ou de rayures. La chose souligne leur âge. Les plans se révèlent par ailleurs souvent très longs. Celui d’ouverture de «Le voyage dans la lune» de 1902 se prolonge plus de deux minutes, alors que la durée moyenne d’un plan actuel, vu l’impatience des jeunes générations, est devenue de deux secondes.
1896 – Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin est le premier film à trucs du cinéaste pionnier, où l’arrêt de la caméra se substitue au tour de magie pour créer l’illusion. Le 28 décembre 1895, Méliès, magicien et directeur du théâtre Robert-Houdin depuis 1888, assiste à la séance du Cinématographe Lumière à Paris. Fasciné par ce spectacle, il désire acquérir un exemplaire de l’appareil, mais Antoine Lumière refuse de le lui vendre…Cette invention n’a pas d’avenir…Méliès, qui a des connexions à Londres grâce à son réseau de magiciens, préfère se rendre chez l’opticien Robert William Paul, qui vend un projecteur de film 35 mm dit Theatrograph, équipé de deux croix de Malte à sept branches chacune et de deux débiteurs dentés. Rentré à Paris, Méliès transforme le projecteur Paul en appareil de prise de vues. Il inverse le système, l’enferme avec un objectif Zeiss 54 mm dans une boîte en chêne, installe un obturateur à boisseau et un presseur métallique qui vient bloquer par intermittence le film devant la fenêtre. Il se fait la main en réalisant un plagiat d’une bande Lumière, Une partie de cartes, premier titre de son catalogue.
C’est grâce à sa première caméra que Méliès, selon ses dires, est devenu le roi du « film à trucs ». Le fonctionnement de l’appareil est en effet brutal. Un jour, place de l’Opéra, le film bourre. Méliès replace la pellicule, reprend le tournage. À la projection, il s’aperçoit qu’un omnibus s’est brusquement transformé en corbillard, grâce à cet arrêt de caméra imprévu. À la fin de l’année 1896, Méliès est en mesure d’éditer son premier catalogue, qui contient déjà 45 bandes, la plupart « truquées ». En 1897, il édifie à Montreuil un studio vitré de prise de vues. Il y réalisera jusqu’en 1913 quelque 500 films, dont beaucoup ont marqué l’histoire du cinéma. Le 70e film déjà de Méliès, Escamotage d’une dame chez Robert-Houdin, réalisé en 1896 avec Jehanne d’Alcy dans le jardin de la maison de Montreuil, est le premier film « truqué » connu du jeune cinéaste, et aussi l’un des plus symboliques. Il y rend hommage à son maître Robert-Houdin, tout en inaugurant avec brio la technique du trucage par arrêt de caméra qui remplace avantageusement le traditionnel « escamotage » des illusionnistes. On y reproduit le fameux truc de Buatier de Kolta…Une femme est assise sur une chaise, un voile est posé sur elle, puis quand il est retiré elle a disparu. Sur scène, il faut que la jeune femme se faufile sous le voile (maintenu debout par un carcan métallique) jusqu’à une trappe pour disparaître discrètement mais cela nécessite de la machinerie, de l’adresse, de la rapidité et quelques astuces techniques. À l’écran, c’est plus simple, il suffit d’un arrêt de caméra. En outre, la jeune femme est remplacée, lorsque le voile est enlevé, par un squelette, puis elle réapparaît brusquement, prouvant ainsi la supériorité écrasante du cinématographe, en termes de vitesse et d’illusion, sur la magie classique. Avec ce film génial, Méliès annonce son style, un mélange détonant d’images mouvementées, de magie, de féerie, d’illusions et de pantomime. Ce style se distingue aussi par un rythme endiablé mais parfaitement maîtrisé on admire la rapidité du tour, qui doit tenir en 20 mètres de pellicule exactement !
PORTRAIT D’UN HOMME-ORCHESTRE par Tania Capron
La Cinémathèque française conserve les archives qui donnent la mesure de l’activité bouillonnante de Georges Méliès, artiste multiforme rompu à tous les arts, de la peinture à la mise en scène en passant par la musique et la prestidigitation. Témoin de ses activités professionnelles, tout comme de la naissance du cinéma, ce fonds est aussi un révélateur de la créativité hors-norme de cet inventeur prodigue, bricoleur, homme d’affaires et, avant tout, homme de spectacle toujours en quête de plaisir et d’émerveillement, pour le public comme pour lui-même. Dans le sous-sol du Grand Café, devant les premières bandes, une sortie d’usine, l’arroseur arrosé, Georges Méliès comprend. M. Lumière a inventé le cinéma exprès pour lui.
Samedi 28 décembre 1895
Première séance publique du 7e Art
Sous-sol du Grand Café
14, boulevard des Capucines, à Paris.
Depuis le 22 mars précédent, les frères Lumière, inventeurs du cinématographe, ont déjà présenté leur invention à des cénacles de scientifiques. Cette fois, ils s’adressent au grand public. Parmi les privilégiés de ce jour historique se tient un magicien… Georges Méliès. Il sera le véritable fondateur du « 7e Art ». Louis et Auguste Lumière ont d’abord songé à louer une salle au musée Grévin ou aux Folies-Bergères. Mais les propriétaires leur ont fermé la porte au nez. Ils se replient finalement dans le Salon Indien, une salle de billard du Grand Café, actuel Hôtel Scribe. Elle compte une centaine de places. Le propriétaire de l’établissement, M. Volpini, la leur loue trente francs par jour et dédaigne de participer aux bénéfices…Une première représentation, l’après-midi, est réservée à quelques invités triés sur le volet ainsi qu’à la presse. Mais les journalistes ayant bien mieux à faire un samedi soir, le spectacle ne fera l’objet d’aucun écho dans les journaux des jours suivants.
Affiche de la première séance publique de cinéma. Le soir, 35 badauds en tout et pour tout se laissent attirer par l’affiche du « Cinématographe Lumière ». Ils ont payé un franc et se demandent, intrigués, ce que ce « cinématographe » peut avoir de plus que les lanternes magiques des fêtes foraines. Mais voilà que l’opérateur allume une boîte en bois. Le mur prend vie et le public, médusé, assiste à la représentation de plusieurs sketches, à commencer par La sortie des ouvrières de l’usine Lumière, puis une Leçon de voltige à cheval, une Pêche aux poissons rouges...L’effet est saisissant. Le bouche à oreille amène des centaines de personnes à faire la queue devant le Grand Café, où s’enchaînent les représentations. Elles durent chacune une vingtaine de minutes…L’arroseur arrosé et L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, projetés après quelques semaines, font un tabac. Les frères Lumière enregistrent jusqu’à 2500 billets par jour !
Les invités de la séance de l’après-midi du 28 décembre n’ont pas été moins enthousiasmés. Cette projection comportait 10 films « Sortie d’une usine », « la voltige », « repas de bébé », « pêche aux poissons rouges », « le débarquement du congrès de photographie à Lyon », » l’arroseur arrosé », « le saut à la couverture », « la baignade en mer », « la place des cordeliers » et « les forgerons ». Ce n’est absolument pas « Arrivée d’un train en gare de la Ciotat » qui fut le premier film diffusé par les frères Lumière. Le directeur du musée Grévin offre vingt mille francs pour l’appareil, les directeurs des Folies Bergère montent jusqu’à cinquante mille. Le prestidigitateur Georges Méliès (33 ans), directeur du théâtre Robert Houdin et passionné de magie, se précipite aussi vers les frères Lumière pour acquérir leur appareil. Il en offre dix mille francs. À ce qu’il racontera plus tard, Auguste refusa de le vendre, disant…Remerciez-moi, je vous évite la ruine, car cet appareil, simple curiosité scientifique, n’a aucun avenir commercial…
Les deux inventeurs, toutefois, savourent le succès populaire de leur invention. Quelques mois plus tard, ils ouvrent à Paris une salle dédiée exclusivement à la projection de petits films (les « vues Lumière »). Ils forment également des opérateurs qui se portent acquéreurs de leurs appareils et, en quelques mois, diffusent le cinéma dans le monde entier. Deux ans plus tard, le 4 mai 1897, c’est dans une salle de cinématographe que se produit le mémorable et dramatique incendie du Bazar de la Charité. La réputation du cinéma en est momentanément affectée, du moins en France. Les frères Lumière réagissent promptement en mettant au point un système de refroidissement destiné à prévenir l’échauffement de la pellicule. Ils triomphent lors de l’Exposition universelle de 1900, à Paris, avec des projections sur un écran géant de 336 m2, comparable à nos plus grands écrans actuels, devant 80 000 spectateurs simultanément. Dépassés par le succès de leur invention, les frères Lumière, qui sont avant tout des industriels, vont interrompre les tournages en 1905 pour se consacrer désormais à leurs usines et au développement de leur procédé Autochrome de photographie en couleur. Louis et ses opérateurs auront tourné au total 1422 « vues Lumière » de 50 secondes chacune. Cette fratrie inventa le cinématographe il y a 122 ans, en 1895. Une prouesse technique et une expression artistique qui a révolutionné notre vision du monde. Auparavant, Louis Lumière avait déjà inventé la plaque photographique prête à l’emploi, permettant l’essor de la photo amateur. Ce fut le début de la fortune de la famille. En 1892, la société est l’une des premières entreprises de la chimie à Lyon, la première européenne de plaques photographiques et la seconde au niveau mondial, derrière Kodak. Tout est lyonnais chez les Lumière, humanistes, très entreprenants, ouverts sur le monde, eux qui envoyèrent des opérateurs aux quatre coins de la planète.
Dans leurs 1.422 films, dont les négatifs sont quasiment tous intacts, il y a déjà tout…Mise en scène, travelling, trucage, gag, film familial, comique, publicitaire, d’actualité, documentaire…La famille a légué les droits à l’Institut Lumière, à Lyon, qui fait vivre cet héritage.
Art dramatique, dessin, peinture, sculpture, architecture, mécanique, travaux manuels de toutes sortes, tout est employé à doses égales dans cette extraordinaire profession. Plonger dans les archives de Georges Méliès, c’est plonger dans l’histoire du cinéma lui-même. S’il est un créateur insatiable, il est aussi un observateur passionné et clairvoyant, qui conserve tout, des premières caricatures qu’il fait de ses professeurs aux échanges de lettres avec les journalistes qui s’attachèrent à le tirer de l’oubli à la fin de sa vie. Quand il s’éteint en 1938, à 77 ans, Méliès a quitté depuis quinze ans ses deux studios de Montreuil-sous-Bois et vit retiré au château d’Orly, maison de retraite de la Mutuelle du cinéma, avec sa seconde épouse Jehanne d’Alcy et sa petite-fille orpheline, Madeleine Malthête-Méliès. Deux ans plus tôt, René Clair a présenté le maître à Henri Langlois et Georges Franju, qui viennent de créer la Cinémathèque française. Les deux jeunes passionnés de cinéma ne peuvent qu’être fascinés par l’œuvre et l’homme, et Langlois entreprend aussitôt de traquer tous azimuts les vestiges de ses activités. C’est en grande partie sous son impulsion, au gré de résurgences, dons et achats divers, et grâce au travail patient de Madeleine, devenue en 1943 secrétaire d’Henri Langlois, puis du fils de celle-ci, Jacques Malthête, travail conclu par l’acquisition, en 2004, de la collection de Madeleine Malthête-Méliès par le ministère de la Culture via le CNC, et son dépôt à la Cinémathèque française, que s’est constitué ce trésor unique de 250 films retrouvés, soit la moitié du demi-millier réalisé par Méliès, et un fonds d’archives « papier » que l’on peut articuler en deux grandes catégories avec les images et les documents écrits. Première grande collection par l’ancienneté avec 459 dessins de la main de Méliès, au crayon, crayons de couleur, encre, lavis, plus rarement gouache ou aquarelle, issus de carnets de croquis ou réalisés sur papier à dessin de format A3 maximum. Parmi ceux-ci, près de 200 sont de précieuses attestations de la création et réalisation de ses films…Décors ou projets de décors, maquettes de costumes, esquisses de machineries…Quelques 300 autres ne sont pas rattachés à des films, mais à sa vie privée…Dessins humoristiques, caricatures, croquis de paysages effectués en vacances, détails architecturaux…Précieuse et fragile, cette collection a été numérisée en totalité. Tous les documents sont aujourd’hui visibles sur les écrans de la Bibliothèque du film.
Les photos constituent un autre ensemble remarquable, très homogène celui-ci puisqu’il s’agit presque exclusivement de photographies de scènes des films, destinées à la promotion. Elles concernent près de 120 films, dont 7 « vues » publicitaires. Très sensibles, pas toujours correctement protégées, elles ont payé un lourd tribut au temps, aussi un important chantier de numérisation a-t-il été entrepris en 2007 à la faveur du projet de l’exposition Georges Méliès, magicien du cinéma, à la Cinémathèque (2008). Toutes ou presque étant altérées, jaunies, pâlies, écornées, voire lacunaires, il a été décidé de procéder à une restauration numérique, sous l’expertise du chef du service Photographie et traitement de l’image et du directeur scientifique de la Cinémathèque, afin d’offrir au public des images lisibles et à la hauteur de leur valeur documentaire et artistique. Comme les dessins et maquettes, ce sont 523 photos, bien trop vulnérables pour être exposées à la lumière, même temporairement pour des consultations, qui sont aujourd’hui consultables sous forme numérique à la Bibliothèque du film. C’est à partir de ces restaurations qu’ont été effectués les tirages d’exposition visibles dans le musée Méliès. Dernière collection, la plus éclectique, des documents papier originaux, pour la plupart consultables à l’Espace chercheurs de la Bibliothèque. Organisées en 74 dossiers couvrant plus de 70 ans, ces archives sont constituées de carnets, revues de prestidigitation, documents scénaristiques, notes de travail, brochures publicitaires, catalogues de la Star Film marque que Méliès déposera en 1902, après avoir déposé la fameuse étoile noire en novembre 1896, livrets d’opérettes, courriers… Elles sont l’occasion d’un voyage dans l’histoire des débuts du cinéma comme dans le destin personnel de Méliès. Le document le plus ancien est son…devoir de philosophie au baccalauréat, en 1880 donc, et le plus récent, le numéro 121 de L’Escamoteur, « revue magique », en 1966.
Au contraire de Louis Lumière, Georges Méliès ne tourna pas l’objectif vers le monde extérieur et l’obligea à capter les images de son propre univers. Dans ses films les bustes éclatent, les œufs donnent naissance à des papillons d’or, les forêts s’écartent, les squelettes dansent et la Lune crache au visage de l’astronome les membres de ceux qu’elle a dévorés.
Dessinateur compulsif depuis l’enfance, Méliès voulait faire les Beaux-Arts pour devenir artiste peintre. Alors qu’il est encore élève, ses caricatures lui valent moult punitions, mais très vite elles lui rapportent quelques subsides et une certaine notoriété, quand sous le pseudonyme de Geo Smile anagramme approximative de son nom, il devient en 1889, pour deux ans, l’illustrateur attitré du journal antiboulangiste La Griffe. Ce talent se déploiera tout au long de sa carrière car c’est par des dessins qu’il imagine ses personnages et leurs aventures fantasques et met au point décors, trucs, costumes…Jusqu’à la fin de sa vie il ne cessera de dessiner, attendant avec impatience la trêve du mois d’août pour s’enfuir en Bretagne où il se repaît de paysages pittoresques. Passionné de prestidigitation, qu’il a découverte au théâtre de L’Egyptian Hall à Londres, Méliès s’y révèle très doué. En 1888, il rachète, avec ses parts de la Manufacture de chaussures de luxe familiale, le fonds du théâtre Robert-Houdin, comprenant les décors, costumes, accessoires et les fameux automates du célèbre prestidigitateur. Il reprend également le bail du théâtre du boulevard des Italiens et y monte des spectacles mêlant théâtre, illusions et projections de plaques lumineuses. Il crée de plus l’Académie de prestidigitation, qui deviendra la Chambre syndicale de prestidigitation, qu’il présidera pendant une trentaine d’années, donnant un statut véritable aux artistes magiciens. La Cinémathèque conserve le manuscrit d’un long article, pour la revue Passez Muscade, sur l’histoire du théâtre Robert-Houdin, précieux témoignage sur le monde des illusionnistes en France à cette époque.
Comme tout magicien, Méliès était fier du pouvoir qu’il avait de se jouer en apparence des limites physiques du monde naturel. Il imagina donc bien vite les possibilités qu’offrait ce nouveau medium pour décupler ses pouvoirs aussi passionné par la standardisation des perforations de chaque côté de la pellicule que par les voyages dans la Lune.
En 1895 il a alors 34 ans, il assiste à la première représentation à Paris du Cinématographe des frères Lumière, dans le sous-sol du Grand Café, près de l’Opéra. L’anecdote est légendaire, il se presse chez les Lumière pour leur acheter leur brevet et, devant leur refus, se procure en Angleterre un projecteur qu’il transforme en caméra. Six mois plus tard ses premières « vues cinématographiques » et mesurant immédiatement le potentiel magique qui s’ouvre à lui, il y transpose son éventail de trucs. Comme sur scène, il est aux commandes de l’entièreté de la réalisation artistique ou technique, « , écrit Norman McLaren. Auteur, scénariste, dialoguiste, metteur en scène, costumier, maquettiste, acteur, inventeur de trucages, réalisateur, monteur, il est aussi commercial et distributeur…L’imagination inépuisable de Méliès lui souffle plus de 500 films, sketches, saynètes de quelques minutes pleines de fantaisies, contes de fées, rêveries, cauchemars, grandes épopées fantastiques de plus d’un quart d’heure, vues publicitaires de commande et même quelques films édifiants plus ou moins réalistes, ou quasi documentaires. Dreyfusard engagé, il reconstitue en 1899 « L’Affaire », en 11 épisodes, à partir des documents publiés dans L’Illustration. Divers éléments scénaristiques, synopsis, résumés, découpages et dialogues sont présents dans le fonds, très souvent manuscrits. Méliès fait beaucoup d’adaptations de textes littéraires, comme Le Voyage à travers l’impossible, tiré de la pièce de Jules Verne et Adolphe Dennery. Il n’y a guère qu’une chose que Méliès ne fait pas, tenir la caméra, puisqu’il occupe souvent le premier rôle dans ses films, et la déplacer alors la caméra reste fixe devant le plateau conçu comme une scène de théâtre et des décors qui, eux, bougent, d’où la mise au point de mille stratagèmes pour effectuer les « mouvements de caméra », grâce à son ingéniosité de bricoleur et à Eugène Calmels, chef mécanicien du théâtre Robert-Houdin devenu son chef projectionniste. Quelques photos nous dévoilent ces dispositifs, tels ces rouleaux actionnés à la manivelle qui font danser les vagues dans Le Tunnel sous la Manche.
C’est lui en revanche qui réalise les maquettes des décors et, bien souvent, les peint, sur de grandes toiles que la nouvelle propriétaire, à la fermeture des studios, décapera entièrement pour les récupérer à la fermeture des studios, c’est de ce fait l’un des rares matériels dont nous n’ayons pas de relique. Son goût pour la construction de décors vrais ou faux culmine avec la réalisation en 1902 du Sacre d’Edouard VII, réalisé sur commande de Charles Urban, directeur de la Warwick Trading Company, qui distribue en Angleterre les films de Méliès et veut faire partager le couronnement du souverain au public anglais, friand de reconstitutions d’actualités et d’événements historiques. Méliès se rend à Londres pour faire tous les croquis nécessaires et l’abbaye de Westminster surgit dans les jardins de Montreuil. Le film, diffusé avant que le sacre n’ait eu lieu, fera accuser Méliès de tromperie tant il est réaliste. La correspondance entre Charles Urban et Georges Méliès nous permet de suivre l’aventure et la façon dont s’est organisé le tournage. Urban donne des détails à modifier pour le décor du fait de l’aménagement spécifique de la cathédrale pour le sacre. Ces maquettes ne doivent pas être confondues avec les recompositions auxquelles Méliès, dans son désœuvrement, s’adonne à partir de 1930. Très léchés, très propres, fourmillant de détails, ces dessins sont facilement reconnaissables à leur facture et à la signature en majuscules de l’auteur. Henri Langlois commandera nombre de ces « photos de plateau » dessinées, véritables œuvres d’art de la plume de Méliès, qui constituent en quelque sorte de vraies-fausses archives de son travail. Dernier groupe important de dessins présents dans les archives, les maquettes de costumes. De sa patte virtuose, Méliès les croque lui-même dans des esquisses pleines de vie et de malice qui soulignent la personnalité des protagonistes, voire leur gestuelle. Pour Le Palais des mille et une nuits en 1905, qui comporte 30 tableaux, Méliès fait réaliser plusieurs dizaines de costumes pour vêtir princes et rajahs, sorcier, brahmines, danseuses, nains et génies, avec un budget à l’aune de cette « grande féérie orientale »…
Méliès a l’œil à tout et ne méprise jamais les questions commerciales. Il rédige lui-même les catalogues français et anglais destinés à vendre ses films aux forains et directeurs de salles, et aussi des livrets détaillant chaque tableau et donnant la trame du boniment accompagnant les projections. Ce sont ces documents qui ont permis d’établir la liste impressionnante des films réalisés de 1896 à 1912…
Ces sortes de scénarios a posteriori, c’est-à-dire très vraisemblablement rédigés par Méliès lui-même une fois le film achevé, étaient destinés à renseigner l’acheteur éventuel sur le contenu des bandes et à guider le « conférencier » dans ses explications. Ces textes sont très précieux car non seulement ils nous éclairent sur ce que Méliès entendait nous montrer, mais nous renseignent surtout sur la façon dont il voulait que son spectacle fût reçu. M. Méliès a été fort probablement le seul à posséder l’ensemble des compétences littéraires, artistiques, théâtrales, historiques, scientifiques et…pécuniaires nécessaires à l’élaboration des films admirables qui ont captivé notre jeunesse. Tout le monde ne peut pas s’offrir le luxe d’avoir du génie.
En 1908, Méliès est à l’apogée de sa notoriété. Les entretiens se multiplient dans les revues professionnelles, jusqu’en Angleterre. Les explications qu’il donne sur son travail sont des analyses pénétrantes des potentiels de ce medium naissant, de la création et de la façon dont lui-même s’inscrit dans l’histoire du cinéma. Mais la concurrence s’intensifie, avec l’ouverture de salles de cinéma gigantesques et l’apparition des longs métrages. Les studios Pathé deviennent distributeur exclusif de la Star Film, mais les films de Méliès semblent désuets et tombent dans l’oubli, tandis que le théâtre Robert-Houdin ferme ses portes. Méliès cesse de tourner en 1913. Jusqu’en 1923, il est acteur et metteur en scène de pièces de théâtre et opérettes avec toute sa famille la troupe Méliès-Fix dans différents théâtres de Montreuil. Il écrit les adaptations, livrets, voire chansons, comme pour cet Employé modèle, dont la Cinémathèque conserve trois exemplaires manuscrits, des copies de travail, peut-être, ou destinées à la vente à d’autres théâtres ? Les fonds recèlent un grand nombre de programmes de soirées données au Théâtre des variétés artistiques, qu’il a installé dans son ancien studio B réaménagé en théâtre et qu’il dirige, ou au Théâtre du Cinéma Lyrique. Puis c’est la propriété de Montreuil qui est vendue, les studios sont détruits. Une légende tenace veut que Méliès lui-même brûle ses films, en réalité, à court d’argent, il a probablement vendu sa collection de négatifs et positifs, au poids, à des récupérateurs de celluloïd. Très endetté, tombé dans l’anonymat, il tient avec Jehanne d’Alcy veuf depuis 1913, il s’est remarié avec son actrice fétiche en 1925, un kiosque de jouets et friandises situé dans la gare Montparnasse. C’est là que le directeur de Ciné Journal, Léon Druhot, le reconnaît en 1926. Lui et d’autres professionnels et critiques de cinéma se mettent en devoir de le tirer de l’oubli. La Cinémathèque conserve une importante correspondance entre les différents acteurs de cette résurrection, dont une somme remarquable de 153 lettres belles, ardentes et souvent drôles de Maurice Noverre, critique et historien du cinéma, directeur du Nouvel Art cinématographique, et l’un des plus pugnaces défenseurs de Georges Méliès. Henri Langlois compte au premier chef parmi les personnalités du cinéma qui œuvrent pour rendre à Méliès la place qui lui revient. Il est un précieux acolyte de la famille dans la sauvegarde de tout ce qui touche à la vie et à l’œuvre du créateur. En 1929 un gala lors duquel sont projetés huit films, les seuls retrouvés à cette époque, vient clôturer les polémiques des détracteurs de Méliès. Il sera suivi de l’octroi de la Légion d’honneur, en 1931, des mains de Louis Lumière, puis de l’attribution d’un logement au château d’Orly.
Ce qui me réjouit le plus concernant Georges Méliès, c’est qu’il fut autant un cinéaste expérimental qu’un réalisateur de films pour le grand public.
Norman McLaren
Comment Georges Méliès retrouva des couleurs. Entre science-fiction et poésie visuelle, un film qui fascine encore. Un obus spatial est propulsé sur la lune avec six astronautes à son bord qui vont bientôt découvrir les paysages lunaires. Mais ils vont être faits prisonniers par les Sélénites, les habitants de la lune. Parvenant à s’échapper, ils retournent sur Terre où ils sont accueillis en héros…la magie du cinéma de Méliès. Son film le plus célèbre dont on connaît tous au moins une image, la lune avec un obus dans l’œil. Méliès assiste à la première projection des frères Lumière, en 1895. Sidéré et pressentant les possibilités du cinématographe, il veut acquérir cet appareil révolutionnaire mais Antoine Lumière, le père de Louis et Auguste refuse...A quoi bon M. Méliès ? Ce n’est qu’une curiosité scientifique qui n’a aucun avenir…Aucun avenir ? Mais il nous met le monde à la portée de la main ! répond Méliès. Il construit alors son propre cinématographe et son propre atelier, le premier studio de cinéma. Devient homme-orchestre, réglant tout lui-même, du scénario aux décors, de la mise en scène à l’interprétation. Méliès mettait à portée de main le monde de son imagination débordante. Si les frères Lumière ont ouvert la voie du réalisme au cinéma en enregistrant les faits et gestes du quotidien, Méliès, lui, a, pour la première fois, utilisé le cinéma à des fins fictionnelles et artistiques, inventant le cinéma « spectacle ». premier poète et magicien de l’écran, inventeur de techniques créatives et de trucages visuels…Doubles et multiples expositions, fondus enchaînés, ralentis et accélérés…