Le 21 février 1944, les murs de Paris se couvrent de grandes affiches rouges. Placardées à 15 000 exemplaires, elles font état de l’exécution au mont Valérien de 23 « terroristes » membres d’un groupe de FTP (francs-tireurs partisans), qualifiés d’« armée du crime ». Le chef de ce groupe de résistants s’appelle Missak Manouchian. Il est né en Arménie 36 ans plus tôt et a perdu son père dans le génocide arménien. Quand il arrive en France, en 1924, il apprend le métier de menuisier et adhère au syndicat communiste, la CGTU. Il écrit par ailleurs des poèmes et se consacre à la littérature et à l’étude. Au Parti communiste, il fait partie du groupe MOI (Main-d’Oeuvre Immigrée). Pendant l’occupation allemande, il rejoint un petit réseau de résistants communistes, les FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans-Main-d’Oeuvre Immigrée).


Missak & Mélinée Manouchian
Je mourrai avec mes vingt-trois camarades, avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille. Ces mots, ce sont les derniers qu’adresse Missak Manouchian (1906-1944) à sa femme Mélinée, quelques heures avant d’être fusillé le 21 février 1944 au Fort du Mont Valérien par les soldats allemands, aux côtés de ses compagnons Francs-Tireurs Partisans du groupe Mains d’œuvre immigrée. C’est en 1934 que le couple se rencontre à Paris, dans les rangs de la Section Française du Comité de secours pour l’Arménie, lié à l’Internationale communiste. La montée du fascisme en Europe et les événements du 6 février 1934 en France les amènent à s’engager au sein du Parti communiste Français. Tous deux orphelins rescapés du génocide arménien de 1915, Missak et Mélinée arrivèrent respectivement en 1925 et 1926 en France avec leur fratrie. Missak fut d’abord employé comme tourneur aux usines Citroën à Paris. En parallèle, il est inscrit en auditeur libre à la Sorbonne, où il suit des cours de littérature. Il commence à rédiger des poèmes. Mélinée Assadourian est quant à elle secrétaire. Les événements de la Seconde Guerre Mondiale précipitent leur résistance clandestine. En 1943, Missak rejoint les FTP-MOI, dont il prendra la direction à l’été, tandis que Mélinée en sera la dactylo et agente de liaison. Les arrestations frappent rapidement plusieurs membres. Missak est capturé le 16 novembre 1943, tandis que Mélinée parvient à se cacher chez les parents du chanteur Charles Aznavour. Le groupe est victime d’une campagne de propagande allemande raciste, visant à légitimer la condamnation à mort de ses membres, c’est la célèbre « Affiche Rouge », sur laquelle figure Missak Manouchian. À l’époque, cette campagne eut l’effet inverse, suscitant la sympathie pour les résistants étrangers engagés contre l’Occupation. Avant sa mise à mort, il fait parvenir à Mélinée une lettre d’adieu, dont s’inspirera le poète Louis Aragon dans ses « Strophes pour se souvenir ». Dans ce testament, il demande à « son amie et camarade » de se remarier et d’avoir des enfants, ce à quoi elle se refusera. Résistante jusqu’à la Libération, elle meurt le 6 décembre 1989 à Paris et est enterrée dans le cimetière d’Ivry, comme son mari. En 2024, ils pourraient reposer ensemble sous le dôme. La date de la cérémonie n’est pas fixée, mais elle pourrait avoir lieu le 21 février, quatre-vingts ans après l’exécution de Missak.
Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,
Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps. Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense.
Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous… J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la libération. Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.
Le réseau des FTP-MOI a été fondé en mars 1942 par Boris Holban (34 ans), de son vrai nom Bruhman. Issu d’une famille juive qui a fui la Russie pour puis la France, il s’engage en 1939 dans un régiment de volontaires étrangers. Fait prisonnier, il réussit à s’évader grâce au réseau d’une religieuse de Metz, Soeur Hélène. En mars 1942, Boris Holban met sur pied les FTP-MOI parisiens avec des équipes de Roumains, de juifs polonais et d’Italiens sans compter un détachement spécialisé dans les déraillements et des services de renseignement, de liaison et de soins médicaux. Ce sont au total 30 combattants et une quarantaine de militants. Ils sont affiliés au mouvement des FTP, créé par le parti communiste à la fin de l’année précédente. Les FTP-MOI commettent à Paris 229 actions contre les Allemands, de juin 1942 à leur démantèlement en novembre 1943 par la Brigade Spéciale N°2 des Renseignements généraux (BS2), un organe de la préfecture de police de Paris chargé de la traque des communistes.

L’AFFICHE ROUGE
Missak Manouchian
1er septembre 1906 – 21 février 1944
La plus retentissante de leurs actions est l’assassinat, le 28 septembre 1943, du général SS Julius Ritter, qui supervise le Service du Travail Obligatoire (STO), responsable de l’envoi en Allemagne de centaines de milliers de jeunes travailleurs français. En août 1942, la direction nationale des FTP enlève la direction des FTP-MOI à Boris Holban car celui-ci refuse d’intensifier le rythme de ses actions. Il juge non sans raison que le réseau est au bord de la rupture. Il est remplacé à la tête du groupe par Missak Manouchian. Suite à une trahison, celui-ci est arrêté par la police française avec plusieurs de ses amis le 16 novembre 1943, à Évry Petit-Bourg, sur les berges de la Seine. Sa compagne Mélinée réussit à échapper à la police. Livrés à la police militaire allemande, Manoukian et 23 de ses camarades sont jugés devant la presse collaborationniste qui s’appesantit sur leurs origines et leur « cynisme ». Vingt-deux sont exécutés le 21 février 1944. C’en est fini des FTP-MOI.



« Strophes pour se souvenir »
Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans
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Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
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Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
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Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
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Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
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Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
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Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.
Louis Aragon « Strophes pour se souvenir » Le Roman inachevé, Paris, 1956.