Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, l’Armée rouge est liée aux nazis par le pacte germano-soviétique signé en 1939. Hitler et Staline se sont mis d’accord pour se partager la Pologne, « ce bâtard né du traité de Versailles », comme dit Molotov, le ministre soviétique des affaires étrangères. Les Allemands attaquent, et, lorsque les Soviétiques franchissent à leur tour la frontière, Staline parle de tendre une « main fraternelle au peuple polonais », de défendre les Ukrainiens et les Biélorusses de la Pologne orientale. Son objectif caché est de détruire la Pologne, qu’il considère comme un Etat fasciste, et d’y imposer le système soviétique. Dans les pays de l’Est, Katyn est un mot tabou. C’est le nom d’une forêt, en territoire russe, près de Smolensk, où les troupes allemandes trouvèrent en 1941 un charnier. Les cadavres de milliers d’officiers polonais exécutés d’une balle dans la nuque. Qui avait commandité ce massacre ? Les Allemands accusèrent les Soviétiques. Les Soviétiques désignèrent les Allemands. La polémique dura jusqu’à ce qu’éclate la vérité en 1990…Mikhaïl Gorbatchev reconnaît officiellement que ces prisonniers de guerre avaient été fusillés par les services spéciaux du NKVD en avril 1940. En 1992, Boris Eltsine en livrera la preuve aux autorités de Varsovie avec l’ordre du crime signé par Staline.






Autopsie d’une tragédie par Anaïs Vincent
Avec le bouleversant Katyn, l’éminent réalisateur polonais, Andrzej Wadja revient sur l’histoire douloureuse de son pays et plus particulièrement sur l’effroyable massacre de Katyn. Au printemps 1940, les troupes de l’armée secrète soviétique décimèrent plus de 25 700 officiers polonais sur ordre de Staline. Pour se disculper, les Soviétiques rendirent les Allemands responsables et ce n’est qu’en 1990, que Gorbatchev livrera à Varsovie l’ordre officiel de ces exécutions. Le père du cinéaste fit partie des victimes de ce drame resté longtemps inavoué. Il ne s’agit donc plus pour Andrzej Wadja de rétablir la vérité mais de témoigner. Ayant vécu ces événements, ce chroniqueur de 39 – 45 s’est fait un devoir de transmettre l’histoire nationale tout au long de son œuvre prolifique souvent inspirée par la littérature polonaise. Ainsi le scénario de Katyn a été écrit d’après le roman intitulé Post Mortem d’Andrzej Mularczyk, qui n’a pas encore été traduit en français. Il a fallu attendre la fin du régime soviétique en Pologne pour que ce film en hommage à sa famille puisse enfin voir le jour. Il a alors pu être présenté à Varsovie le 17 septembre, date à laquelle l’armée russe pénétrait dans le pays.
On est saisi tout d’abord par la violence tant psychologique que physique qui émane de cette fiction. En effet, le cinéaste engagé raconte sur le mode documentaire le destin de familles d’officiers brisé par cette tragédie…Celle du général et celle d’Andrzej, le capitaine. Ce dernier témoigne dans son journal des événements vécus. Ces phrases proviennent de carnets découverts lors de fouilles commanditées par les Allemands dans la forêt de Katyn. Ainsi des éléments puisés dans la réalité jalonnent son récit. En outre, on peut déceler l’intrusion de détails autobiographiques. Le jeune étudiant, qui rencontre des difficultés pour s’inscrire aux Beaux-Arts de Cracovie, car il déclare que son père a été tué par les Soviétiques, incarne le réalisateur. La cruauté de l’attente des épouses des soldats est également mise en scène avec une grande sensibilité. Cette même attente qu’avait dû vivre sa propre mère. Par ailleurs, la scène finale, qui montre avec précision le mode opératoire des bourreaux rend ce carnage insoutenable. Ce souci du réalisme renforce la tension dramatique soulignée par les cordes stridentes de la musique du compositeur Penderecki. Alors que les ambiances sonores, particulièrement soignées nous transportent dans les espaces de la fiction. Cependant, ce film n’est pas qu’une froide reconstitution historique, il donne chair à ces événements pour retranscrire les pulsations de la vie. Le propos du réalisateur est avant tout de parler des êtres confrontés à cette terrible tragédie. Ses personnages ne sont pas des héros. Les circonstances historiques ne leur laissent pas le choix. Ils sont obligés de s’accomplir et d’aller au bout de soi. Par ailleurs, comme dans l’œuvre de Buñuel, qu’il admire, les signes s’égrainent tout au long de la narration pour transformer la réalité en lui insufflant de la poésie. Ainsi, en soulevant le manteau, qu’elle croit être celui de son mari, la femme du capitaine, Anna, découvre une statue du Christ. À la manière des surréalistes, Andrzej Wajda pratique l’art du montage rassemblant des éléments divers pour leur donner une unité artistique. Il sait faire vivre les choses, leur prêter un langage poétique. Mais au-delà du récit du drame historique, il questionne avec pertinence, le pouvoir de l’image et la puissance de la propagande. À deux reprises, on découvre les mêmes archives fictives de la découverte du massacre tour à tour commentées par les Nazis puis les Russes. Il révèle l’âme de ce pays, qui disparut de la carte de l’Europe pendant près d’un siècle, pour ensuite être occupé par l’oppresseur. Dans la scène inaugurale, deux groupes de polonais en exil se retrouvent face à face sur un pont, l’un fuyant l’envahisseur germanique et l’autre essayant d’échapper à l’avancée allemande. Ce film sur un drame national parvient à atteindre une dimension universelle et devient ainsi un véritable appel pour un monde plus humain.








Une foule de gens, hommes, femmes et enfants, se presse sur un pont. Soudain, un tumulte…L’avant-garde a fait demi-tour, c’est l’incompréhension derrière. Tandis que les derniers poussent à accélérer la marche, car les Allemands sont entrés en Pologne, les premiers reculent en sens inverse, sous l’effet de l’invasion soviétique…La séquence d’ouverture de Katyn est ainsi un condensé symbolique et éminemment tragique du choc entre l’Histoire avec “sa grande hache” et les histoires individuelles qui a bousculé des milliers de familles au début de la guerre. La question n’est plus celle d’un hypothétique héroïsme ou d’une audace révélée dans la lutte, le mouvement qui se dessine ici est celui d’une fatalité, plaçant ses victimes devant une absence totale de choix. La peur de ceux qui fuient l’envahisseur occidental est exactement symétrique des réactions devant l’ennemi oriental, et ce pôle double reste important tout le long du film. Avec finesse, Wajda rappelle les grandes lignes d’évolution des alliances au cours de la guerre, du pacte germano-soviétique jusqu’à l’affrontement idéologique final. Souvenir douloureux d’une Pologne qui, en perdant son indépendance, s’engage pour une période de tutelle de près d’un demi-siècle, devenant tour à tour “Gouvernement général” à l’entière disposition du Reich et “démocratie populaire” sous la gestion plus ou moins directe de Moscou. Ce que résume la sentence un peu lapidaire prononcée par un des personnages, mais que Wajda a la finesse de placer dans la bouche d’une civile, au terme d’une séquence, en guise de point d’orgue au dialogue “La Pologne ne sera jamais libre. Jamais.” Car Katyn est autant le récit d’un événement trop méconnu de la Seconde Guerre mondiale l’exécution systématique par les Soviétiques dans une forêt de quelque vingt-deux mille officiers polonais que la juste restitution de sa mémoire occultée. Après une introduction classique, le film devient volontairement elliptique, éludant en quelques épisodes la période de la guerre elle-même pour se concentrer sur la manière dont les victimes “indirectes” du drame sous la triple figure d’une épouse, d’une mère et d’une sœur ont vécu l’attente, l’espoir puis la souffrance d’un deuil interdit. Wajda montre que le caractère odieux du crime ne s’arrête pas au moment du massacre…La violence continue, psychologique et parfois physique, lorsque les autorités soviétique et nazie, devenues ennemies, se renvoient dans des films de propagande rigoureusement symétriques la responsabilité de l’exécution. De ces actualités aux commentaires soigneusement manipulés, seules restent bien palpables les images des corps découverts dans les fosses communes. Le cinéaste signe ici un film dans l’ensemble traditionnel sur le plan de la forme, visant à centrer l’attention sur son propos et une page partielle mais tragique de l’histoire polonaise de la Seconde Guerre mondiale. Katyn reste néanmoins parcouru de choix intelligents de composition ce n’est qu’à la fin, et comme une messe finale, que nous voyons se dérouler le récit proprement dit du massacre que sert beaucoup la partition de Krzysztof Penderecki, l’un des grands noms de la musique contemporaine. Devoir de mémoire.




ENTRETIEN AVEC ANDRZEJ WAJDA par Larissa Malukova
Dans un entretien avec Larissa Malukova, le cinéaste Andrzej Wajda dit l’importance de la décision politique russe de diffuser son film Katyn, qui, dans le prolongement du travail des historiens, lève le secret sur le massacre de l’élite militaire polonaise par l’Armée rouge durant la Seconde Guerre mondiale. Ce film remet également en cause la version officielle de l’histoire proposée par Vladimir Poutine, selon laquelle ce massacre ne serait qu’un acte de vengeance de la part de Staline. Andrzej Wajda souhaite que son œuvre lutte contre une « atrophie de la mémoire », les mensonges de l’histoire, tout en se posant la question du pouvoir du cinéma aujourd’hui à faire du spectateur un témoin impliqué. Entretien paru dans Novaja Gazeta le 18 avril 2010, journal alternatif moscovite créé en 1993 par des journalistes de la Pravda pour fonder une presse indépendante russe. Mikhaïl Gorbatchev en est l’un des principaux actionnaires. Depuis 2000, six journalistes de ce tabloïde très critique à l’égard de la corruption de l’État, de ses atteintes aux droits de l’homme et de la guerre en Tchétchénie, ont été assassinés.
Vous avez considéré Katyn comme faisant partie de notre histoire commune. Gazeta Wyborcza vient de publier un article sur l’importance de Katyn pour les Russes, alors même que le sujet a été complètement passé sous silence en Russie jusqu’à maintenant. Aujourd’hui, depuis l’accident d’avion [du 10 avril 2010, qui empêcha tragiquement la visite de Lech Kaczynski sur les lieux du massacre], mes compatriotes commencent à mesurer l’ampleur de la tragédie. Je ne fais pas de lien entre ces deux catastrophes. Un avion peut s’écraser n’importe où. Mais la tragédie récente n’a pas remis en question l’importance de cette date. Le 7 avril, Poutine a rencontré Tusk, et ce fut un grand pas pour nos relations. J’en étais témoin. Et je crois que la glace s’est rompue. Le film Katyn diffusé à la télévision russe le prouve il y a un mois encore c’était impensable ! Cette première diffusion de Katyn sur la chaîne Kultura1 à Saint-Pétersbourg est très importante pour moi, parce qu’elle manifeste la volonté politique d’un rétablissement de nos relations, dont Katyn est la pierre d’achoppement.
Vous avez toujours été intéressé par le problème des sociétés vivant dans le mensonge. C’est un des thèmes essentiels de votre film. Mais même la littérature polonaise de l’émigration n’a donné naissance à aucune œuvre sur Katyn. Aujourd’hui, nous vivons les conséquences de ce mensonge et de ce silence. Sans votre film et sans cette tragédie de l’avion, l’événement de Katyn n’aurait pas eu le retentissement qu’il a aujourd’hui. La fumée du mensonge parvient maintenant, non sans difficulté, à se dissiper…Gorbatchev et Eltsine avaient déjà relancé l’affaire de Katyn. Le problème de Katyn, c’est qu’en 2004 le gouvernement russe a affirmé que le massacre de Katyn était bien un crime, mais qu’il y avait prescription (pourtant, nous pensons qu’il n’y a pas prescription pour de tels crimes). C’est sous ce prétexte que nous étions laissés sans explication, sans document, sans débat public. Moi, pourtant, je voudrais bien recevoir les papiers de mon père, le capitaine Iakoub Vajda, je suis persuadé qu’ils existent. Et les historiens polonais auraient envie de recevoir plusieurs témoignages importants. Nous attendons que cette affaire soit menée à son terme.
Pas mal de gens parlent de manière mystique de cet écho tragique entre les deux événements [le massacre de Katyn et la catastrophe du 10 avril 2010]. Soixante-dix ans ont passé, et une fois encore toute l’élite politique disparaît au même endroit…Des comparaisons directes de ce type sont tout à fait paranoïaques. Les massacres de Katyn sont un crime militaire. Tuer les prisonniers de guerre est un sacrilège impardonnable. Les officiers polonais étaient exterminés parce qu’ils étaient notre élite. Staline voulait conquérir la Pologne à tout prix. Afin d’asservir un pays, un régime totalitaire doit raser la fleur de la nation. Pour qu’il n’y ait ni opinion publique, ni défenses contre la dictature. Le peuple se transforme alors en plâtre sans visage, dont on peut faire tout ce qu’on veut. Dans mon film, j’ai montré que Staline et Hitler agissaient d’une manière symétrique. Les nazis ont arrêté tous les professeurs de l’université de Cracovie et les ont exterminés dans des camps de concentration.
Quelle est votre attitude par rapport à la version officielle, soutenue par Poutine, selon laquelle il s’agissait de la vengeance de Staline après le massacre des officiers de l’Armée rouge par les Polonais ? Je vois les choses autrement. Staline n’avait pas le temps de réfléchir au passé, il « construisait » l’avenir. L’installation d’un régime communiste en Pologne, dont Katyn a servi de fondement, fait partie de ses projets réalisés avec succès…

Il faut dire que Staline se méfiait des soldats soviétiques qui rentraient du front car ils apportaient trop de liberté avec la Victoire. Mais quand je me remémore votre film, je pense surtout à la représentation du quotidien des soldats. Par exemple, des journaux soviétiques qu’on trouvait dans les poches des officiers massacrés…Ils se réchauffaient en brûlant des journaux et même des portraits de Staline, leur assassin…Vous savez, moi aussi je me réchauffais avec des journaux allemands pendant l’occupation. Il faisait très froid. Eux, ils ont été arrêtés en été et les journaux étaient le seul moyen de se réchauffer quand il faisait froid. Une autre chose est importante : ils avaient tous des documents sur eux, des notes. Je cite mot à mot dans mon film un journal intime retrouvé sur l’un d’eux. Un officier y écrit « Nous avons été amenés dans la forêt à telle date…Tout le monde se demande mais que vont-ils faire de nous ? » Staline a tué des millions de Russes, Biélorusses, Juifs, Ukrainiens. Leurs corps ne sont pas identifiables. Je ne pense pas que le gouvernement s’attendait à un rapport posthume aussi détaillé que l’est la liste d’officiers massacrés à Katyn, rédigée par le général Anders. Même les noms des assassins sont connus, non seulement ceux des membres du Bureau politique, mais aussi ceux des fusilleurs. Même les fiches de paye se sont conservées et on sait par elles qui a reçu combien pour ce massacre. Ils étaient capables d’exterminer environ cent cinquante personnes par nuit. Un jour on leur en a envoyé trois cents et « le travail » a duré jusqu’à midi. « Les travailleurs » s’indignaient, exigeaient qu’on ne dépasse pas la norme du nombre de condamnés à exécuter.
Pendant les débats télévisés autour du film, on disait que les événements de Katyn faisaient partie du mécanisme politique d’un État sans visage. Mais n’est-ce pas plus important de citer tous les noms : ceux des bourreaux et ceux des victimes, pour montrer que ce sont bien des personnes concrètes qui mettent en marche ce mécanisme impitoyable…Une personne toute seule peut changer quelque chose dans le cours de l’histoire, en faisant, par exemple, un film sur Katyn. En quoi consistent cette force et cette faiblesse de l’homme ? Je vais vous parler de moi-même. Cela faisait longtemps que j’avais envie de faire ce film. J’ai beaucoup attendu pour le faire. Mais je n’ai eu la possibilité de réaliser ce projet que lorsque la Pologne a obtenu son indépendance. Et puis, une des difficultés reposait sur le fait que tous mes films de guerre se basent sur des œuvres littéraires. Mais il n’existe pas de littérature sur Katyn ! Pas de récits, pas de romans. Il n’existe que deux œuvres. Un poème de Zbigniew Herbert et Requiem de Penderecki, que j’ai utilisés dans mon film.
À la messe funéraire dans la cathédrale de Varsovie [lors de l’enterrement de Lech Kaczynski et de son épouse], il a été interprété par un chœur, des solistes et tout un orchestre…Je me rappelle que j’ai entendu Requiem à Saint-Pétersbourg. Penderecki dirigeait un orchestre russe. Il s’est approché de moi et m’a dit « Si tu tournais Katyn, je te donnerais cette musique. » J’ai compris cela comme une invitation.
On dit que vous êtes le chroniqueur de l’histoire polonaise. Vos films ont parlé au monde de la défaite de l’insurrection de Varsovie (Ils aimaient la vie), de l’effondrement du maquis anticommuniste (Cendres et diamant), du ghetto de Varsovie (Samson)…Vous envisagez chaque épisode de cette histoire dans toute sa dramatique gravité et dans son ambiguïté, alors qu’il est à la mode aujourd’hui de juger, et de vouloir montrer que le meilleur côté de la médaille l’emporte…Notre cinéma est très demandeur de faux héroïsme. On projette actuellement de tourner un film sur l’héroïsme de l’insurrection de Varsovie dans cet esprit. Mais il y avait et il reste toujours des questions sur le commandement de l’Armia Krajowa. Personne ne parle des événements en Volhynie et en Galicie, où les nationalistes ukrainiens se sont livrés à des pogroms et ont exterminé des Polonais. Voilà pourquoi on héroïse Bandera en Ukraine. Mais j’ai l’impression que le public qui va au cinéma ne s’intéresse pas à ces sujets. Les jeunes vivent leur vie, c’est aux parents de penser aux tragédies et à un passé impensé. Aux « autres ». Mais « les autres » ne vont pas au cinéma. Sauf moi, bien sûr (il sourit), parce que je n’aime pas le cinéma à la télévision. Tout réalisateur rêve de faire un film pour qu’il soit diffusé en salle.
Je me souviens de cette scène de votre film avec les deux sœurs…Antigone part au cimetière pour se rendre sur la tombe de son frère, alors qu’Ismène retourne à la réalité et collabore avec le nouveau gouvernement. Elles doivent faire un choix…être avec les tués ou avec les tueurs. Cette question est de nouveau d’actualité aujourd’hui. Si des tombes de soldats soviétiques dans des cimetières polonais, si un monument dédié à tous les massacrés de Katyn, si mon film, en tant qu’hommage à leur mémoire, pouvaient changer quelque chose dans l’esprit de nos contemporains…Faire resurgir leur sentiment de responsabilité face au passé et au présent de leur pays…
On dit que le président Kaczynski voulait être le témoin d’une repentance mutuelle. Après son décès, la chaîne fédérale Rossiya a diffusé le film Katyn. Cette nouvelle tragédie dans la région de Smolensk a attiré l’attention de la société sur les faits historiques car elle a aussi éveillé la compassion, la solidarité. Cette catastrophe a apporté une nouvelle tonalité à nos relations. On dirait qu’elles sont devenues plus tolérantes, plus humaines, plus chaleureuses. On peut néanmoins dire que Kaczynski a fait tout ce qu’il a pu…Et cela signifie que cette victime n’est pas inutile.

Il existe plusieurs versions de son accident…Pourquoi n’a-t-il pas atterri à Moscou… ? Je ne pense pas qu’il soit survenu quelque chose de spécial. Il voulait plutôt être à l’heure. Les gens l’attendaient. S’il avait atterri à Moscou, l’événement aurait été annulé et affecté son image. N’oubliez pas la pression de l’opinion qu’il subissait…
Nous critiquons le gouvernement de notre pays. Cela fait longtemps que nous n’avons pas senti une telle solidarité dans ce choc commun, soutenir, d’aider, les gens avec un gouvernement dont nous n’avons pas honte. Notre gouvernement peut avoir un visage humain. Je vous comprends et suis en accord avec vous. Pourtant, ce ne sont que des émotions, qui ne durent jamais longtemps. Cela concerne les Polonais aussi bien que les Russes, car les Polonais sont très sentimentaux. Vous les voyez déplorer ce malheur ensemble. Mais qu’est-ce qui s’en suivra ? Qu’est-ce qui nous attend demain ? Nous prenons trop souvent nos désirs pour des réalités.
Après la tragédie, certains ont craint que les relations bilatérales n’empirent. Les uns vont chercher des empreintes des services spéciaux, les autres accuser l’intransigeance des Polonais…Il y a eu un signe important sur le jour de l’accident, Poutine et Tusk se sont rendus sur place. Ce geste a signifié beaucoup pour nous, nous l’avons considéré comme un signe d’apaisement des intérêts et des soupçons personnels devant les forces suprêmes. Poutine a dit que c’était une tragédie pour les Russes. Nous la vivons ensemble. Tout cela a donné de l’espoir.
Les personnages de vos films se trouvent au carrefour de plusieurs choix…Maciek Chelmicki de Cendres et diamant, le jeune peintre de Katyn, les personnages de L’Homme de marbre, L’Homme de fer, Le Paysage après la bataille, Sans anesthésie. Quel est le choix le plus difficile à faire pour nos contemporains ? Non seulement la Pologne, mais d’autres pays européens et la Russie connaissent aujourd’hui la montée des mouvements néonazis. Ces mouvements sont variés, forts, insidieux. C’est inquiétant. Le néonazisme est aujourd’hui notre ennemi principal. Il est important de ne pas le laisser s’approprier le terme de patriotisme. Notre patriotisme, c’est notre appartenance à l’Europe et aux valeurs humaines.
Chez nous, il y a à peine quelques jours, le juge qui œuvrait à la condamnation des néonazis a été assassiné. J’ai appris cela, et c’est inquiétant. Souvent, ce sont des personnes solitaires, malheureuses, inaccomplies, et qui ne se sont pas retrouvées dans la réalité qui rejoignent ces bandes. Elles sont prêtes à se consacrer entièrement, à consacrer toute leur vie aux faux slogans. L’État devrait être plus strict dans ses questions. La démocratie doit se protéger, sinon elle va être rasée de la terre.
Qu’est-ce qu’on fait ? On introduit la censure ? Non. Votre Constitution dit qu’on ne peut obliger qui que ce soit à changer d’opinion, ni imposer son point de vue. Dans la société démocratique, la place de la censure est occupée par l’opinion publique. Mais l’oubli a un certain rôle. Nous ne devons pas oublier l’essor du nazisme en Europe dans les années vingt, ni comment les nazis se gonflaient les muscles avec leur idéologie. Nous devons être vigilants. Nous n’avons pas le droit à l’illusion, cela coûte trop cher à l’humanité.

Est-ce que le cinéma aurait, en partie, une responsabilité dans cette atrophie de la mémoire collective ? Pour que le cinéma ait une influence sur la société, il faut que le prix du billet ne doit pas dépasser celui d’une boîte d’allumettes, deuxièmement…Que les salles soient en nombre suffisant pour que la société se transforme en société de ciné-spectateurs. Mais ce ne sont que des gens riches, contents de leurs vies, qui vont au cinéma. Les pauvres, perdus, désenchantés, sont privés de ce droit. Ils ne vont même pas voir les films qui sont importants pour eux et leur société. C’est pourquoi le cinéma ne participe pas autant qu’il le devrait à la vie de la société. On pourrait tourner un film pour la télévision, mais la télé a ses propres intérêts, et elle n’a pas envie de déranger le spectateur. La télé est comme un antidépresseur, elle essaie de masquer les problèmes, de calmer la société. S’il y a des guerres et des catastrophes, ce n’est pas chez nous, c’est quelque part ailleurs.
On peut continuer cette comparaison utopique entre l’État et l’homme, imaginer que les États respectent les dix commandements, c’est-à-dire ne tuez pas, ne vous fabriquez pas d’idoles, ne pénétrez pas dans des territoires étrangers, ne parjurez pas…Car l’État totalitaire, comme un pécheur, ne fait que se détruire…Ce que vous dites me préoccupe beaucoup. Mais que peut faire le cinéma ? Autrefois, il avait une mission, il donnait naissance à des idées qui faisaient souffrir, il voulait changer quelque chose dans le monde, dans l’homme. Mais le cinéma a perdu son rôle de remueur d’idées. J’ai tourné Katyn parce que cela faisait soixante-cinq ans que les gens attendaient l’expression artistique de ce sujet difficile. Ils attendaient un film qui décrirait notre perte nationale. Le cinéma est un art populaire. Mais pour qu’il soit réellement populaire, il faut que nous nous réunissions dans la salle, où un dialogue tout à fait particulier s’établit entre le film et les spectateurs, et entre les spectateurs eux-mêmes. Ce n’est pas une cuisine avec un petit écran. Et ce n’est pas la dimension de l’écran qui est importante. En salle, j’entends ce que mes voisins disent. Ce qui les fait soupirer. Ce qui les fait rire est-ce drôle ? Une seconde, et le rire commun t’envahit aussi. Bien sûr, chacun a sa réaction, son opinion. Mais une communauté se crée. Aucun disque numérique ni streaming ne peuvent compenser la perte de la communauté. J’ai vécu un moment merveilleux à Moscou lors de la présentation de Katyn, alors encore banni. Avant la projection, une spectatrice s’est levée, s’est présentée et a demandé que soit observée une minute de silence en hommage aux officiers assassinés à Katyn. Une salle immense, des centaines de personnes se sont levées en se recueillant, en plein centre de Moscou. Je ne pouvais même pas imaginer cela. Depuis tant d’années, cette tragédie n’était pas assumée par les Russes. Et là, je me suis dit « Même si personne ne voit jamais ce film, il devait être fait au moins pour cette projection. »
Peut-on dire que Katyn est plus qu’un film ? Peut-être que oui. Derrière ce film, il y a soixante-dix ans d’histoire. Si tout avait été rendu clair au bon moment, si la conscience des Russes et des Polonais n’avait pas été couverte par le voile de cet ignoble mensonge, tout aurait été différent. Peut-être nous aussi aurions-nous été différents ? Nous savions, à propos des camps de concentration. Et avec Katyn, nous nous posons encore des questions. Comment cela s’est passé ? Il n’existe pas de meilleur support que le cinéma. Le spectateur se transforme en témoin. Il a l’impression de participer personnellement à l’action. On me demande souvent pourquoi la dernière séquence d’exécution est si longue. Et moi, au début, je ne savais même pas que le film allait être montré à l’étranger. Je visais les Polonais. […] Pour qu’ils viennent, voient et disent :« Maintenant nous savons comment ils sont morts. »
ANDRZEJ WAJDA / 66 ANS DE CINEMA ET 40 FILMS – 5 MAJEURS






L’HISTOIRE DU MASSACRE DE KATYN
1940, le NKVD exécute plus de 22 000 prisonniers de guerre polonais, dont 4 500 dans la forêt de Katyn…Crime de masse longtemps nié par le régime soviétique.







En mars 1940, durant la Deuxième Guerre mondiale, dans la forêt de Katyn, située au sud de la Russie, des milliers d’officiers de l’armée et de représentants de l’élite intellectuelle polonais ont été tués par la police secrète soviétique. Dès 1943, et jusqu’en 1991, l’URSS a imputé aux Nazis ce massacre de l’élite polonaise ordonné par Staline. Le 23 août 1939, l’Allemagne nazie (IIIe Reich) dirigée par Hitler et l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) menée par Staline signent un pacte stipulant une non-agression et une répartition des territoires entre ces deux pays. Le 1er septembre 1939, l’armée allemande envahit la Pologne. L’Allemagne nazie institue un gouvernement général de Pologne. Le 17 septembre 1939, l’Armée rouge envahit la Pologne. En mars 1940, dans la forêt de Katyń, près de Smolensk, la police secrète soviétique assassine, sur ordre de Staline, des milliers d’officiers polonais prisonniers de guerre. Ligoté, chaque officier polonais est exécuté à bout portant d’une balle dans la tête. Ces cadavres emplissent des fosses communes. Lors de l’offensive allemande Barbarossa, les Allemands découvrent en août 1941 ces charniers, et en rendent responsables l’URSS. Mais quand l’URSS reprend la région de Katyń, elle en rend coupable l’Allemagne nazie. Ce mensonge sur les auteurs du massacre à Katyń a perduré pendant des décennies, en particulier sous la Pologne communiste passée sous l’orbite de l’URSS de Staline et de ses successeurs. En 1991, Mikhail Gorbatchev reconnaît la responsabilité de Staline dans ce massacre. Le 10 avril 2010, l’avion transportant une délégation officielle polonaise dirigée par le président Lech Aleksander Kaczyński, et se rendant à la cérémonie commémorant le 70e anniversaire du massacre de Katyń, s’écrase près de Smolensk (fédération de Russie). Aucun des passagers ne survit à cet accident.
Rendues publiques depuis le 10 septembre 2012, des archives américaines ont révélé que les Etats-Unis savaient au moins depuis 1943 que l’Union soviétique, et non le IIIe Reich, avait commis le massacre de Katyn. Le 13 février 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a tenu une audience de Grande Chambre dans l’affaire Janowiec et autres contre Russie. « L’affaire concerne des griefs selon lesquels l’enquête menée par les autorités russes sur le massacre de Katyń, survenu en 1940, aurait été inadéquate. Les requérants sont 15 ressortissants polonais, proches de 12 victimes du massacre de Katyń. Ces 12 victimes étaient des officiers de la police et de l’armée, un médecin militaire et un directeur d’école primaire. Après l’invasion de la République de Pologne par l’Armée rouge en septembre 1939, elles furent conduites dans des camps ou des prisons dirigés par les Soviétiques et furent tuées par les services secrets, sans avoir été jugées, avec plus de 21 000 autres personnes en avril et mai 1940, puis enterrées dans des fosses communes dans la forêt de Katyń (proche de Smolensk) et dans les villages de Pyatikhatki et Mednoye. Une enquête sur le massacre fut ouverte en 1990. La procédure pénale prit fin en 2004 par une décision de clore l’enquête. Le texte de cette décision étant toujours classé secret, les requérants n’ont accès ni à celui-ci ni à aucune autre information concernant le dossier de l’enquête pénale sur Katyń. Les demandes répétées qu’ils ont faites en vue d’être autorisés à consulter cette décision et d’obtenir sa déclassification ont toujours été rejetées par les tribunaux russes, au motif notamment que les requérants n’avaient aucun droit d’accès aux dossiers dès lors qu’ils ne s’étaient pas vu reconnaître la qualité de victimes. Les demandes des requérants visant à la réhabilitation de leurs proches ont également été écartées par le parquet militaire principal, de même que par les tribunaux. Le 26 novembre 2010, la Douma russe émit une déclaration au sujet de la « tragédie de Katyń » dans laquelle elle réaffirmait que « l’extermination massive de citoyens polonais sur le territoire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale » avait été perpétrée sur l’ordre de Staline et qu’il fallait continuer à « vérifier les listes des victimes, rétablir la réputation des personnes mortes à Katyń et ailleurs et mettre au jour les circonstances de cette tragédie (…) ». Invoquant en particulier les articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme, les requérants se plaignent que les autorités russes n’ont pas mené une enquête effective sur le décès de leurs proches et ont adopté une attitude dédaigneuse face à toutes les demandes d’information sur ce qui était arrivé aux défunts ».
« Katyn », film émouvant d’Andrzej Wajda (2007), insiste sur les vies brisées par ce mensonge d’Etats, sur cette tragédie historique majeure dans l’histoire de la Pologne, et son instrumentalisation à des fins de propagande par deux régimes dictatoriaux. Andrzej Wajda est mort le 9 octobre 2016 à l’âge de 90 ans. Andrzej Wajda, qui a adapté au cinéma le livre d’Andrzej Mularczyk, Post Mortem, a dédié son film à ses parents. Ce septuagénaire a rendu hommage à son père assassiné à Katyń. Sa mère avait refusé l’idée de cette mort. Il a voulu que son film « soit le récit du drame et des souffrances subis par de multiples familles, victimes de Staline et du silence qu’il parvint à imposer à ses alliés d’alors : la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ». Le réalisateur a construit son film de fiction inspiré de ces faits historiques autour de trois personnages féminins principaux : Anna, épouse du capitaine Andrzej qui a refusé de fuir, l’épouse d’un général qui découvre en avril 1943 les images des charniers filmés par les Allemands, et Agnieszka, sœur d’un ingénieur aéronautique et pilote, qui tente en vain de faire poser une stèle rétablissant la vérité sur les circonstances du décès de son frère. Andrzej Wajda souligne les conséquences dramatiques de ce mensonge d’Etats, de cette vérité occultée sous l’ère communiste car elle ternirait l’image du « Grand frère » soviétique. Pour évoquer la grisaille et la dureté de la vie en ces périodes dramatiques, les couleurs sont assourdies, ternes hormis le rouge vif du drapeau polonais , la lumière froide éclaire des rues tristes de Cracovie.
Le 17 septembre 1939, sans avoir déclaré la guerre à la Pologne, l’armée rouge envahit sa partie orientale. Conformément aux dispositions secrètes du pacte germano-soviétique, Hitler et Staline viennent de se partager leur voisin. Dans la foulée, le NKVD, la police politique soviétique, organise le regroupement dans les monastères de Kozielsk, Starobielsk et Ostachkov de prisonniers de guerre polonais, principalement des officiers, et des représentants de l’élite intellectuelle ». En septembre 1943, alors que la Wehrmacht s’enlise à Stalingrad, Goebbels annonce la découverte d’un charnier dans la forêt de Katyn, près de Smolensk, à la frontière biélorusse. Après avoir mis sur pied une commission d’enquête internationale, composée de médecins légistes originaires de pays alliés à l’Allemagne ou sous son contrôle, le ministre de la propagande nazie attribue au NKVD l’exécution d’une balle dans la nuque de plusieurs milliers d’officiers polonais. En accusant les « judéo-bolcheviks » d’avoir commis entre avril et mai 1940 ce crime de masse, le IIIe Reich espère désolidariser Churchill et Roosevelt des Soviétiques. Mais ni l’Amérique ni l’Angleterre ne peuvent se permettre de lâcher leur allié russe, qui, du reste, nie farouchement sa responsabilité dans le massacre et en accuse les nazis. Ce mensonge va perdurer jusqu’en 1990, quelques mois seulement avant l’effondrement de l’URSS…Pour comprendre comment le crime de masse de Katyn a été commis, ce qui l’a rendu possible et qui a permis qu’il soit nié par ses responsables pendant près d’un demi-siècle, Cédric Tourbe et Olivia Gomolinski déroulent le fil d’une histoire qui débute à l’aube du régime bolchevik avec l’institution en 1917 de la Tcheka. Chargée d’éliminer les oppositions, cette police secrète, qui officiera ensuite sous le nom de Guépéou, NKVD, puis KGB, va peaufiner, intensifier et masquer ses méthodes criminelles, des exactions de la guerre civile des années 1920 aux assassinats et déportations à la chaîne de la fin des années 1930″. S’appuyant sur de précieuses archives, notamment celles, inédites, découvertes par l’historien Nikita Petrov de l’ONG russe Memorial, les souvenirs d’officiers polonais ayant réchappé au massacre de 1940, parmi lesquels Salomon Slowes, un médecin juif, et l’officier de réserve Josef Czapski, un artiste peintre qui, après la guerre, témoignera devant la Chambre des représentants aux États-Unis, et une riche iconographie (superbes illustrations de Thierry Murat), cette fresque historique met des noms et des visages sur les victimes et les responsables d’un crime hors norme, qui épouse l’histoire de l’Union soviétique, de la Pologne, de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide. Une somme exemplaire. »
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au massacre de Katyn ? Dans la forêt de Katyn, en Russie, reposent environ 4 500 des 22 000 Polonais exécutés par le NKVD en 1940. Ce massacre découlait directement du pacte germano-soviétique auquel je me suis précédemment intéressé. La genèse de ce film repose sur la découverte, dans les archives de Smolensk, par l’historien russe Nikita Petrov, d’un ordre du NKVD récompensant d’un mois de salaire supplémentaire les bourreaux de Katyn, avec leurs dossiers personnels. Ayant accès à l’ensemble de ce matériel inédit, Olivia Gomolinski 2, coauteure de ce documentaire, a contacté le producteur Alexandre Hallier, qui nous a mis en contact pour travailler sur ce film.
Comment vous êtes-vous emparé de cette histoire tragique ? Événement tellurique de la Seconde Guerre mondiale, Katyn est aussi un fil, qui, une fois tiré, dévoile la pelote des crimes perpétrés par la police politique soviétique. Avant d’en aborder le comment, j’ai voulu en comprendre le pourquoi, et remonter aux premières années au pouvoir des bolcheviks. Afin d’accélérer le passage à la dictature du prolétariat que Lénine appelait de ses vœux, la première police politique, la Tcheka, est créée dès 1917. Les « tchékistes » sont chargés d’éliminer les anciennes élites et toute opposition interne. Ils « soviétisent » méthodiquement la population. En 1939, suite au pacte Hitler-Staline, l’Armée rouge envahit l’est de la Pologne. Pour le NKVD le massacre de Katyn qui suit et la déportation dans les camps du Goulag d’un million de Polonais n’est qu’une opération de soviétisation tout à fait routinière, identique à toutes celles qui se déroulent en URSS depuis vingt ans.
Comment le NKVD a-t-il sélectionné les Polonais à exécuter ? Dès l’entrée de l’Armée rouge en Pologne, Béria, qui dirige le NKVD, donne l’ordre de remettre à ses hommes tous les officiers et garde-frontières polonais faits prisonniers. Une fois acheminés vers différents « points de collecte », ils sont emprisonnés à Kozielsk, Starobielsk et Ostachkov, trois monastères utilisés comme lieux d’exécution par la Tcheka dès 1918. Il semble que l’on n’ait gardé en vie que ceux qui, d’une façon ou d’une autre, pouvaient être utiles au régime. Sur les 395 officiers épargnés, une quinzaine ont été « retournés », ils vont former la base de l’encadrement de l’armée de libération polonaise communiste lorsque les Soviétiques ne reconnaîtront plus celle du gouvernement de Sikorski, en exil à Londres.
Lorsqu’il est révélé par Goebbels en 1943, comment ce crime est-il considéré ? Lorsqu’il l’apprend, Roosevelt n’y croit pas car il est impensable pour lui que l’on ait pu tuer en si grand nombre des gens qui ne représentaient pas une menace. Churchill, qui sait que la guerre ne pourra pas être gagnée sans les Russes, est très embarrassé. La France collaborationniste de Vichy en fait une arme dissuasive contre le péril « judéo-bolchevik ». Quant aux nazis, qui ont eu connaissance de l’existence du charnier dès 1941 car ils occupaient la zone, ils instrumentalisent leur découverte pour déstabiliser l’alliance entre les Anglo-Américains et les Russes. Sans cela, il y a fort à parier que nul n’aurait jamais entendu parler de ce crime de masse.
Quel rôle a joué le secret dans ce drame ? Difficile à appréhender, cette obsession du secret du pouvoir soviétique repose en fait sur un postulat simple : les moyens qui permettent d’établir la dictature du prolétariat ne regardent personne. Cette culture du secret, qui masque l’étendue des crimes, fait partie de l’ADN du régime. Lors des grandes purges de 1937-1938, on estime à 700 000 le nombre de Soviétiques exécutés. Mais, à l’époque, personne ne s’en rend compte, et ce n’est qu’après l’effondrement de l’Union soviétique que l’on découvre l’étendue des tueries.
Reste-t-il des choses à apprendre sur Katyn et sur les crimes staliniens ? Certainement, car les chercheurs ont encore accès à peu d’archives officielles. En 1959, Chélépine, à la tête du KGB, a proposé à Khrouchtchev de détruire les dossiers personnels des 22 000 Polonais exécutés en 1940 de peur que l’affaire ne s’ébruite un jour et pour préserver l’image du pays à l’international. Officiellement, pour Moscou, Katyn est en effet un crime nazi et le restera jusqu’à l’aveu du Kremlin en 1990 ! Concernant Staline, les archives ne sont pas ouvertes. Il en est de même pour Molotov, Kalinine, Vorochilov et Mikoyan, les autres membres du Politburo impliqués dans l’opération Katyn. Aujourd’hui, le FSB, qui a succédé au KGB, continue de tout verrouiller, et il est improbable que Vladimir Poutine, ancien « tchékiste » lui-même, souhaite changer cela.
