1983-Transformations !

Avec Zelig, Woody Allen invente un personnage fascinant qui lui permet d’explorer une multitude de facettes propres à l’animal humain, mais aussi de s’amuser avec ce cinéma qu’il aime tant. Zelig, l’homme-caméléon comme on le surnomme, épouse l’apparence physique et les pensées des gens qui l’entourent. Personne sans personnalité, il est une figure neutre dans laquelle chacun dépose ses propres ambitions, ses propres émotions. A travers à lui, Allen peut aller de la satire…le milieu médical, les médias, les politiques…à l’émotion…La belle relation qui se noue entre Eudora et son patient, dans un mouvement d’une incroyable fluidité. C’est une personnalité vide qui ouvre sur un incroyable champ des possibles en terme de développement scénaristique. Zelig incarne notre besoin de reconnaissance, l’irrépressible besoin d’être aimé et apprécié des autres. Il est le conformisme absolu et, dans un même temps, une figure qui focalise la versatilité et la pusillanimité de l’opinion publique. Celle-ci, constamment changeante, évolue au gré de l’histoire…La grande et la petite et des mœurs et la capacité de Zelig a épouser la majorité, à s’y fondre, ne le met pas pour autant à l’abri de ses sautes d’humeurs. Zelig a beau tout faire pour être aimé, son destin l’amène à être un héros national un jour et un homme pourchassé le lendemain.

 

 

 

 

Zelig, c’est aussi une belle et ludique réflexion sur le métier d’acteur et sur le pouvoir falsificateur des images. Il y a d’abord l’enchantement total que procure ce faux documentaire. Le travail sur les images d’archives est admirable que ce soit pour incruster Woody Allen dans des bandes d’actualités des années 1920 ou 1930 ou pour en créer de nouvelles, les trucages et les maquillages sont simples mais proprement hallucinants. La forme documenteuse, plus connue aujourd’hui, était au moment de sa sortie une véritable surprise et même maintenant, même après le fantastique Forgotten Silver de Peter Jackson, on ne peut que se prendre au jeu et se régaler des fausses interventions de personnalités comme Susan Sontag, Saul Bellow ou Bruno Bettelheim. Zelig est un film à part dans la carrière de Woody Allen, c’est aussi un film qui lui tient tout particulièrement à cœur. Il en écrit le scénario en 1980 et ne cesse d’y travailler durant les trois années qui suivent, tournant dans le même temps Comédie érotique d’une nuit d’été et Broadway Danny Rose, soit un triptyque qui s’impose aujourd’hui comme l’un des sommets sa filmographie.

 

Avec cette œuvre légère, profonde, drôle et inépuisable, Woody Allen nous offre l’une des plus ludiques et belles démonstrations de ce que le cinéma peut susciter en jouant sur la capacité d’émerveillement et de croyance du spectateur. Un chef-d’œuvre.

 

 

 

 

ZÉ QUI ? ZÉ ZELIG ! par Fabien Reyre

 

Mais qui est Zelig ? Pépite méconnue de la filmographie de Woody Allen, cette courte mais exquise comédie sortie entre deux œuvres mineures du cinéaste, Comédie érotique d’une nuit d’été et Broadway Danny Rose est, comme le personnage qu’elle met en scène, totalement insaisissable. Faux biopic d’un homme sans identité qui prend l’apparence physique et la personnalité de ceux qu’il côtoie, Zelig pastiche avec une délicieuse insolence les documentaires gonflés aux images d’archives et aux interviews d’experts qui pullulent sur le petit écran depuis plusieurs décennies…Le film date de 1983 et n’a pas pris une ride, tant sur le fond que sur la forme. Une merveille de drôlerie à l’irrévérence raffinée, Zelig est à (re)découvrir de toute urgence.

 

Le concept repris plus tard, avec de plus gros moyens, par Robert Zemeckis dans Forrest Gump est assez irrésistible…Le « documentaire » présenté tente de retracer la vie et le parcours atypiques de Zelig incarné par Woody himself, homme-caméléon qui traversa les années 1930 sous des identités diverses, changeant de nom, de physique, de voix et de statut social au gré de ses rencontres. Additionnant de nombreuses images issues de films et d’infos de l’époque, Woody Allen s’amuse à créer la confusion en y insérant de façon quasi subliminale, ici une photo retouchée, là une séquence criante de vérité, plaçant Zelig dans des situations souvent incongrues, aux prises avec quelques figures de son époque dans un mouvement perpétuellement indécis, contrarié et grotesque. Le résultat est troublant, provoquant un léger malaise qui emmène le film bien au-delà de la comédie pure. Le miroir tendu par Zelig, homme-éponge en manque d’amour, révèle une humanité bien mal en point. L’indécision du héros, même subie, est l’effarant symptôme d’une maladie que chaque époque se coltine : le refus fût-il inconscient d’être soi et de trouver dans la société une bonne raison d’incarner le rôle qui lui est assigné. Dissimulées derrière la farce, les gesticulations des médecins, scientifiques et psychanalystes pour trouver une solution au mal dont souffre Zelig révèlent en creux le pessimisme d’un cinéaste dont le pendant « sérieux » n’était alors pas encore légitime aux yeux de la critique et du public américains. Pour autant, Zelig est loin d’être un abrutissant pensum allégorique pour sociologues amateurs, bien au contraire, l’ensemble est mené avec verve et légèreté, sans se départir de l’humour qui caractérise le cinéaste. Comment ne pas se tordre de rire devant cette improbable scène de baston sur le balcon papal ? Ou devant les moues contrites de Mia Farrow, imperturbable médecin faisant du cas Zelig une affaire personnelle ? En une heure et dix-neuf minutes rondement menées, Woody Allen sonde un bout de l’Histoire de son pays en y baladant un personnage qui, en n’étant jamais complètement lui-même, offre à chacun la possibilité d’y projeter ses désirs. Zelig, territoire sans cesse vierge de tout passé, ne serait-il pas l’incarnation absolue de l’Amérique telle qu’elle se rêve, capable de se réinventer perpétuellement et de prendre chez l’Autre ce qui lui sied ? Woody, philosophe désenchanté, n’offre pour toute réponse définitive à toutes ces questions existentielles qu’un grand éclat de rire, et c’est déjà bien assez.

 

 

 

 

 

Il était une fois… Zelig     par Thomas Baurez

 

Avec ce faux documentaire sur un homme caméléon capable de toutes les transformations, Woody Allen signe l’un de ses films les plus personnels. Cette histoire est pour le moins bizarre…commente l’écrivain Saul Bellow dans les premières minutes de ce documentaire sur Leonard Zelig, c’est ironique de voir avec quelle rapidité il est tombé dans l’oubli quand on connaît l’ampleur du succès qu’il a eu. Bien sûr, il amusait les foules, mais il les émouvait aussi… De qui parle-t-on ici ? D’un homme dont, a priori, nous, spectateurs, ne connaissons rien de précis, sinon qu’il fut suffisamment digne d’intérêt pour que Woody Allen lui consacre un film entier.

 

 

 

 

Leonard Zelig est né, comme le cinéma, au tournant du xxème siècle. C’est à la fin des fantastiques années 20 qu’il se fait remarquer. L’homme est, en effet, une curiosité de la nature, capable de se transformer physiquement et psychologiquement, au contact d’autres personnes, et ainsi de se fondre dans le décor. Zelig aura été donc tour à tour obèse, grec, rabbin, noir, nazi, évêque, jazzman, politicien, pilote d’avion, psychanalyste, mafieux…Il était même capable de marcher à l’horizontale sur les murs. Pour cela, il lui suffisait d’approcher une espèce, une communauté ou une simple personne pour en épouser immédiatement les caractéristiques. Les opinions américaine et internationale ne surent jamais vraiment comment appréhender l’animal, passant du dégoût à la fascination. Des marques de produits en tous genres l’utilisèrent comme mascotte, un tube de ragtime à sa gloire inspira une danse, tandis que les plus grandes personnalités, dont l’écrivain Scott Fitzgerald, glosèrent sur son cas. Zelig, dont la formidable capacité d’adaptation était forcément suspecte, fut même érigé par les communistes en suppôt du capitalisme. Une seule femme, Eudora Fletcher, n’aura cessé, toute sa vie durant, d’aimer cet être mystérieux, d’essayer de le comprendre et finalement de stabiliser sa personnalité à grand renfort d’expériences scientifiques. Cette psychanalyste de renom aura ainsi participé à sa gloire internationale lorsqu’elle l’arracha des griffes des nazis auprès desquels Leonard Zelig avait, pendant un temps, trouvé refuge. C’est en voyant, par hasard, un film d’actualité au cinéma qu’elle reconnut son patient au milieu de dignitaires fascistes. Elle se rendit immédiatement à Munich, à un grand rassemblement du parti, pour tenter de l’approcher. Une audace qui allait provoquer l’un des plus gros camouflets pour Hitler. Zelig, positionné à la tribune juste derrière le Führer, aperçut, en effet, Eudora Fletcher dans l’assistance et commença à lui faire des petits signes, tel un enfant un jour de kermesse. Le dictateur moustachu qui s’apprêtait à faire une plaisanterie sur la Pologne fit un bide tant la foule n’avait d’yeux que pour l’imprudent. Leonard Zelig devint immédiatement un ennemi à abattre. Il fuit donc l’Allemagne à bord d’un avion qu’il parvint in extremis à piloter et réalisa, du même coup, le record de la traversée de l’Atlantique à l’envers. Arrivé aux États-Unis, l’intrépide est alors accueilli en héros national. Le jour où le maire de New York lui remet les clés de la ville, Zelig aura ces mots restés célèbres…Je n’avais jamais piloté de ma vie, ce qui prouve tout ce que l’on peut faire quand on est complètement psychotique !

 

 

 

 

Le critique littéraire et politique américain, Irving Howe, résumera ainsi les facéties de ce destin hors du commun…C’est totalement absurde. Ce type a ce don étrange, cette particularité étonnante. Pendant un temps, tout le monde l’aime, puis le déteste. Il réalise alors cette acrobatie aérienne et, de nouveau, tout le monde l’adore. Voilà ce qu’étaient les années 20. En y réfléchissant bien, l’Amérique a-t-elle beaucoup changé ? Je ne le crois pas. Que celles et ceux qui, arrivés à ce stade du récit, s’interrogent sur la véracité d’un tel parcours, ne prennent pas la peine d’éplucher leurs livres d’histoire. Il ne sera nulle part fait mention de Zelig. L’homme caméléon n’a existé que dans l’imaginaire de son auteur, Woody Allen, scénariste, réalisateur et acteur du film. Ce faux documentaire reste l’un des plus grands films du cinéaste. Tout y est. L’humour potache et intellectuel, le plaisir du jeu, l’illusion comique, la passion pour le jazz, la psychanalyse comme partenaire impossible et surtout l’amour d’une femme muse…Mia Farrow, alias Eudora Fletcher, qui signait ici ses premiers pas avec le grand petit homme. À l’instar de Flaubert affirmant…Madame Bovary, c’est moi, Allen est Zelig. N’en déplaise à l’intéressé…Zelig n’a aucun rapport avec ma vie personnelle. Lorsqu’une psychanalyste et moi avons parlé du film en public, beaucoup de gens m’ont posé des questions, et j’ai essayé de leur expliquer que, contrairement à ce qu’ils pensent, il y a un tas de sujets sur lesquels je n’ai aucune opinion. Ce que je vise, c’est l’efficacité artistique. Je veux juste raconter une bonne histoire. Nul n’est tenu de croire sur parole le caméléon Allen, qui s’est posé, avec Zelig, comme le plus grand menteur de l’histoire du cinéma. Un mensonge rendu possible grâce à la technique. Avec Gordon Willis, son chef opérateur, Woody Allen aura poussé plus loin les expérimentations d’Orson Welles qui, avec Citizen Kane, avait joué auparavant avec des films d’actualités pour simuler un destin factice. Ainsi, Welles, grimé en Charles Foster Kane, avait, lui aussi, truqué sa place aux côtés d’Hitler. Beaucoup plus tard, Robert Zemeckis leur emboîtera le pas avec son Forrest Gump. Le plus gros travail sur Zelig, on s’en doute, aura donc été d’associer les nouvelles images avec les anciennes, opérant ainsi la même métamorphose physique que le héros. Sur l’écran, les “fausses” images contaminent celles a priori irréfutables des actualités des années 20 exhumées par Woody Allen. De ce mariage contre-nature est née une parfaite symbiose entre le fond et la forme. La technique rendue ainsi visible par le jeu du détournement devient la raison d’être de l’entreprise. Car, si Woody Allen nous trompe ouvertement, il n’entend pas nous faire croire à ses mensonges, mais “simplement” à nous amuser. Il est intéressant de constater que l’un des films les plus drôles de son auteur ait été tourné en même temps que sa Comédie érotique d’une nuit d’été qui amorçait sa période bergmanienne, donc plus sérieuse…D’un point de vue physique, explique le cinéaste, pas de problème ! Gordon Willis et moi, on se levait, on écartait les caméras de Comédie érotique d’une nuit d’été, on prenait les vieilles caméras avec les vieux objectifs, et on faisait les plans de Zelig. Mais mentalement, il m’était difficile de quitter un film pour entrer dans l’autre.”

 

 

 

 

Le critique français, Serge Daney, ironisait d’ailleurs sur ce virage “dramatique” dans un texte virulent à l’encontre de Woody Allen…Qu’est-ce qu’un comique ? Quelqu’un qui négocie par avance sa disparition. On a ri de lui mais il sait qu’il vaut mieux que cela. Il a su faire rire, mais s’il le veut, il peut aussi faire pleurer (…) Il passait pour une usine à gags et il avait une âme. Le comique nous en veut toujours un peu de notre rire. Son immense générosité a des limites. Daney n’avait sûrement pas eu le temps de voir Zelig en écrivant ces lignes. Le clown Allen était loin d’avoir ôté son nez rouge. En revanche, il avait vu juste en parlant de “disparition”, thème central du faux documentaire. C’est sécurisant d’être comme les autres ! Je veux être aimé, affirme Zelig aux personnes qui s’interrogent sur sa maladie mentale. En bon freudien, Allen va chercher dans les tréfonds de l’enfance la faute originelle responsable de ce détraquement. Leonard Zelig parvient ainsi à dater le début de ses ennuis le jour où il affirme à ses camarades avoir lu le roman Moby Dick pour faire bonne figure. Par peur d’être rejeté par les autres, l’homme va, dès lors, involontairement se fondre dans la masse…Que serait-il arrivé si, dès le début, il avait eu le courage de s’exprimer au lieu de faire semblant ? s’interroge un vrai-faux Francis Scott Fitzgerald à la fin du film. Une question non résolue que Woody Allen se pose, en réalité, à lui-même. “Faire semblant” est bien le credo de tout cinéaste et, de surcroît, si celui-ci joue également dans ses films. Voilà pourquoi l’homme, enchaîne les longs métrages. En se cachant derrière ses propres métamorphoses, il essaie avant tout de dompter ses démons. Rappelons que c’est en essayant de disparaître que Zelig s’est finalement imposé au monde.