Kubrick disait lui même qu’il s’agissait d’une expérience visuelle et sensitive qui pouvait se passer de plus d’explications. Je m’en tiendrai à cette facette du film, ayant moi même toujours été incapable d’assurer pouvoir exposer le sens de cette réflexion intemporelle et brillante. Restent malgré tout les éléments techniques révolutionnaires sur lesquels pavoiser, 2001 étant le premier film de l’histoire à avoir utilisé des effets spéciaux travaillés sur ordinateur. La toile d’espace a été totalement tournée en studio sous la direction nécessairement minutieuse de Kubrick. Sans oublier l’air magistral de Zarathoustra qui ponctue le film aux moments transitionnels, et qui hypnotise un peu plus un spectateur fasciné par tant de perfection, à défaut d’être sûr de pouvoir comprendre ce qu’elle pointe du doigt.
HYPNOTIQUE SPACE OPERA par Jean-Eudes Cordelier
En 1965 les années sont à la course aux étoiles que se livrent Russes et Américains. Toutes les attentions sont tournées vers ce bras de fer qui fait peur et rêver, les journaux font corps au marasme et les yeux commencent à se lever vers le ciel. Et puis il y a ce réalisateur new-yorkais admiré de beaucoup pour les quelques grandes réussites ciné qu’il a livrées depuis quinze ans, il y a d’abord eu ce beau premier film, Le Baiser du tueur, puis L’Ultime razzia pour confirmer le talent en émergence, on se met à parler de lui comme d’un grand avec Les Sentiers de la gloire. Les réalisations s’enchainent et le succès vient. On ne murmure plus Kubrick sans un grelot d’admiration en tête. Mais qui eût pu prévoir le chef-d’œuvre intemporel que ce jeune photographe s’apprête à tourner cette année là ! 1965, retenez bien cette date car elle marque le début du tournage d’une des œuvres plastiques, réflexives et techniques les plus abouties de l’histoire du cinéma, celle de ce titre qui annonce la couleur 2001: l’odyssée de l’espace. En 1966 le tournage se termine puis deux années seront nécessaires au montage avant que le film ne soit livré à l’incrédulité d’un public sans voix qui ne comprend pas tellement ce que le brave réalisateur de Spartacus lui présente. Car comme toutes les œuvres visionnaires de son acabit, 2001 essuie pendant très longtemps les critiques désastreuses de tous ceux qu’elle dépasse. Voici pourquoi. 2001: l’odyssée de l’espace est avant tout une réflexion sur l’homme qui prend la forme d’un space opéra déroutant de par un rythme jamais usité auparavant. Le film s’introduit par de larges plans panoramiques sur la période préhistorique. Les hommes singes que nous fûmes se retrouvent vite nez à nez avec l’objet d’un des thèmes principaux développés par le maitre Stanley, le monolithe, signe de l’intemporalité qui se présente aux hommes, tout au long du film, aux moments clés de leur évolution spirituelle, et que les hommes semblent poursuivre en vain. Puis sans plus de transition Kubrick nous plonge à une époque plus avancée que la notre, où un homme est envoyé en mission vers Jupiter. Arrivé là-bas il se retrouvera face à sa propre évolution, tentant vainement de percer le secret de cette pierre immortelle afin de percer le secret de sa propre histoire. Les interprétations en tout genre se sont multipliées depuis la sortie de ce chef d’œuvre, il ne m’ appartient pas d’en exposer une de plus car 2001 est avant tout une invitation au voyage.
IL ÉTAIT UNE FOIS… L’HOMME par Matthieu Santelli
Mais dites-moi, mes frères, si l’humanité souffre de manquer de fin, ne serait-ce pas qu’il n’y a pas encore d’humanité ? Ainsi parlait Zarathoustra.
Ce qui frappe instantanément quand on revoit 2001, l’Odyssée de l’espace aujourd’hui, c’est à quel point ce film si important et admiré n’a que peu, voire pas, influencé l’histoire du cinéma. Et s’il a pu inspirer ouvertement certaines œuvres, de Dunkerque à The Tree of Life, qui font plutôt figure d’ovnis loin cependant de l’étrangeté du film de Stanley Kubrick ce n’est que pour mieux marquer la frontière qui le sépare d’un cinéma hollywoodien qui n’a, dans le fond, jamais cessé de le fuir. Ainsi ce film, qui fut à l’origine des « blockbusters » qui émergèrent une dizaine d’années plus tard, semble en être l’antithèse esthétique, pas de héros ni d’antagoniste, structure fragmentée, plans vides, enjeux obscurs et dialogues réduits au minimum là où le cinéma américain est le plus pipelette qui soit. C’est peut-être pour cette raison, d’ailleurs, que cinquante ans après sa sortie en salle, il apparaît si frais, novateur et incroyablement surprenant. Parce que jamais le cinéma ne s’est habitué à son ambition narrative ni n’a su digérer ses propositions formelles. Jamais un film si fondamental n’aura été aussi peu pillé, si ce n’est quelques techniques de trucage et autres motifs. En se recroquevillant vers le néo-classicisme dès les années 1970, le cinéma américain a laissé à 2001 l’exclusivité de son génie, le privilège de sa grandeur, le monopole de l’avance qu’il avait sur son temps et qu’il a encore aujourd’hui. Il est voué à conserver intacte sa beauté, vierge de toute réappropriation. Un film comme on n’en avait jamais vu jusqu’alors et comme nous n’en reverrons jamais par la suite. Un film dont on redécouvrira avec sidération la force à chaque nouvelle vision puisque personne n’aura su en détourner l’essence. Un film totalement inépuisable. Il faut dire que Kubrick ne badine pas avec la science-fiction et, plutôt que de la contourner en transposant les petits mélodrames humains dans un décorum intergalactique façon Interstellar ou Gravity, il l’assume pleinement en observant l’interaction entre les hommes et ce décorum comme on mène une étude clinique, sans la moindre empathie. L’analyste s’émeut-il du sort des globules blancs qu’il étudie ? Le physicien se soucie-t-il de l’atome qu’il divise ? Le cosmétologue compatit-il à la souffrance du chimpanzé qu’il empoisonne ? Non. Objet céleste parmi d’autres, l’homme dans 2001 est cet élément dont on suit le mouvement comme on s’intéresse à la trajectoire d’une comète. La misanthropie de Kubrick fonctionne à plein régime, mais elle permet de placer la caméra à hauteur de Dieu, qui est dépourvu de compassion sentiment proprement humain, comme d’autres l’ont placé à hauteur d’homme, et de se livrer à une expérience…Que se passe-t-il quand on met l’homme face à l’éternité ? aussi bien métaphysique que cinématographique qui rompt avec de trop nombreux codes et repères pour s’inscrire dans une continuité visible de l’histoire du cinéma. Entre convenance sociale et voltige spatiale, le film ne laisse aucune place aux sentiments et à l’atermoiement. Il opte pour un croisement unique entre le film expérimental abstrait et le grand spectacle matériel où les trucages permettent de raconter une histoire qu’on ne pourrait montrer sans eux, et devient ainsi le point de jonction entre deux pôles opposés du cinéma qui réconcilie tous les types de public.
Ô, grand astre ! Que serait ton bonheur si tu n’avais ceux que tu éclaires ?
Que les images soient belles et que les effets spéciaux n’aient pas vieilli, ce n’est désormais un secret pour personne. Là où le film étonne surtout, c’est par son humour froid, plus radical encore que dans Docteur Folamour, dans sa façon d’observer le corps humain comme un objet burlesque qui rappelle un peu Playtime quand il s’excite sur un tas d’os ou qu’il tente de marcher en apesanteur avec des chaussures adhésives. L’aventure cosmique n’octroie à l’homme aucune grandeur, aucun surplus de dignité et ne le dispense pas d’être grotesque. Kubrick est le cinéaste de l’immuable, l’homme demeure chez lui cette créature triviale qui, préhistorique ou scientifique, doit se nourrir de chair fraîche ou de viande reconstituée et faire ses besoins en apesanteur. Filmer le temps, c’est-à-dire la distance ici 4 millions d’années, revient à filmer la même chose mais dans des espaces différents. Pris dans un ballet cosmique qui s’est ouvert avant lui et qui se terminera bien après lui, l’homme ne fait que suivre une valse dont il n’a pas donné le tempo mais au sein de laquelle il se livre inlassablement aux rituels de sa survie et de ses conventions, ce qui rappelle un peu Le Charme discret de la bourgeoisie. Si 2001 est si atypique, c’est peut-être justement parce qu’au sein du grand ballet spatial majestueux qui a fait sa réputation, il dresse avant tout un compte rendu de la banalité de notre quotidien avec jogging dans une pièce-roue, coup de fil à la famille en visiophone ou photo de groupe pour un album souvenir sur la Lune. Un quotidien vain et ordinaire, malgré son contexte extraordinaire, qui se déroule sous l’œil impassible de Hal 9000, l’intelligence artificielle chargée de seconder les cosmonautes durant leur mission vers Jupiter. En assistant à ce spectacle mécanique sans substance, l’ordinateur doute et se détraque signes évidents de son humanité. Est-ce parce qu’il observe l’homme s’adonner à une routine absurde et errer sans chercher à s’accomplir qu’il décide de s’en débarrasser ? Est-ce parce qu’il constate que l’homme est une créature sans fin, alors que lui a un but programmé et donc que sa vie, contrairement à la leur, a un sens ? C’est une lecture envisageable, mais uniquement dans la mesure où chez Kubrick toutes les jonctions sont possibles sans être vraiment déterminées, puisque rien ne certifie jamais dans son cinéma la relation de cause à effet. Les agissements de Hal peuvent tout aussi bien être le fruit d’un calcul raisonné de ses circuits, le film peut d’ailleurs parfaitement se résumer à son simple scénario qu’un accès de démence pure. Car si l’œuvre de Kubrick pose des questions voire même des équations, elle se garde bien d’y apporter des réponses. Il aime les symboles mais pas les significations. Raison pour laquelle toute tentative d’analyse est périlleuse car toutes les conclusions seraient à la fois viables et contestables. 2001 multiplie ainsi les pistes jusqu’au vertige pour rester insaisissable, et noyer le sens dans sa multiplicité, jusqu’à le faire disparaître. Que reste-t-il alors ?
Je regarde, donc je suis…
Il reste le fameux monolithe, au sujet duquel on a dit tout et son contraire, cet objet extra-terrestre mystérieux ponctue chacune des quatre parties du film, annonçant à chaque apparition un bouleversement. Qu’est-il donc ? Que représente-t-il ? À quoi renvoie-t-il ? Etc. Il serait un peu dérisoire de donner des réponses définitives à ces questions. Mais on peut cependant supposer sans trop hésiter qu’il matérialise l’inconnue de l’équation du film. Il serait le grand Autre, dont l’insondable énigme renvoie l’homme à la première de ses conditions , quand les hommes préhistoriques se réveillent un matin face à ce corps étranger, ils comprennent soudain, révélation originelle, que quelque chose les dépasse. La conscience de ce manque est le point de départ de l’humanité, et trouve ici une résonance dans le regard du spectateur. 2001 tend alors, comme tous les rares « films vides » de l’histoire du cinéma, un miroir au spectateur qui s’y voit regarder le film et, s’y découvrant, se voit se demander de quoi il s’agit souvenez-vous de la fin.
Devant 2001, nous sommes Hommes-singes s’agitant devant le monolithe…Perplexes, intrigués et fascinés. Confronté à l’inconnu, le spectateur/homme préhistorique/astronaute s’interroge et prend conscience de lui-même. C’est pour cela que 2001, l’Odyssée de l’espace est un film dont la puissance va bien au-delà de sa poésie visuelle, parce qu’il est l’expérience brute du cogito, ergo sum. Parce que devant lui, plus que devant n’importe quel autre film, nous existons.
L’aube de l’Humanité. Des singes (ou bien les premiers hommes d’apparence simiesque) ayant des difficultés à se nourrir se disputent un point d’eau. Sous l’influence d’un mystérieux monolithe noir planté dans le sol qu’ils découvrent un matin, l’inspiration leur vient de se servir d’un os comme d’une arme. Dès lors, ils l’utilisent pour la chasse mais aussi… pour tuer leurs ennemis ! 4 millions d’années plus tard, les hommes découvrent sur la lune un monolithe noir semblable au précédent. Ce même objet d’origine extraterrestre, l’astronaute Bowman le retrouvera aux abords de Jupiter. Il se révélera être une porte vers les étoiles et l’infini, à travers laquelle Bowman sera aspiré dans une autre dimension spatio-temporelle à la rencontre d’une intelligence supérieure qui le fera mourir et renaître sous la forme d’un fœtus astral.
2001, une rêverie poétique par Erick Maurel
La rencontre de l’astronaute David Bowman avec cette entité extraterrestre qui clôt le film ne nous a pas encore fourni toutes les clefs pour la comprendre et reste ainsi l’une des plus mystérieuses de l’histoire du cinéma, tout le monde y ayant été de son propre décryptage. Devant l’existence de tant de critiques, analyses, exégèses de ce chef-d’œuvre visionnaire et novateur, comment ne pas être intimidé au moment d’aborder à notre tour cet « ultimate trip » comme 2001 était si justement décrit sur l’affiche originale. Car il s’agit certainement là du film qui a le plus fait couler d’encre depuis sa sortie, les interprétations sur son sens se comptant par centaines, la plupart étant d’un très haut niveau. Il serait prétentieux de penser écrire ici quelque chose de nouveau sur le film de Stanley Kubrick, mais l’une de ses grandes forces provenant de son aura mystérieuse, il n’est pas plus mal de lui garder un minimum de mystère et d’éviter de se lancer dans une nouvelle analyse de ce monument du 7ème art qui pourrait très vite devenir pompeuse. D’ailleurs des auteurs comme, entre autres, Michel Ciment ou Norman Kagan en ont parfaitement et intelligemment parlé avant nous. Mais si par une hypothèse aussi improbable aussi improbable que de découvrir demain un monolithe noir au seuil de votre porte que flatteuse, quelqu’un venait à apprendre l’existence de ce film unique en venant sur ce site, il n’est pas négligeable d’en refaire une nouvelle critique et un résumé rapide, elle n’ajoutera certes pas grand-chose à l’édifice qui lui est déjà élevé mais elle aura au moins le mérite d’exister en ces lieux.
J’ai tenté de créer une expérience visuelle qui aille au-delà des références verbales habituelles et qui pénètre directement le subconscient de son contenu émotionnel et philosophique. J’ai eu l’intention de faire de mon film une expérience intensément subjective qui atteigne le spectateur au niveau le plus intérieur de sa conscience juste comme le fait la musique. Vous avez la liberté de spéculer à votre gré sur la signification philosophique et allégorique de ce film dit Kubrick. Cette phrase du réalisateur démontre bien toute la richesse que peut receler ce film mais au lieu de nous donner les réponses toutes faites, il préfère que chacun se fasse sa propre idée sur son sens philosophique ou métaphysique. Christine Tournier dans Positif n°483 a bien résumé la démarche de Kubrick en écrivant ceci…Le réalisateur fait appel à l’intelligence des spectateurs. A chacun d’entendre ce qu’il peut et ce qu’il veut. Kubrick témoigne ici d’un grand respect pour ceux qui partageront ce voyage, leur permettant d’effectuer le leur dans l’univers qu’il suggère. Il est en effet important de répéter qu’il ne s’agit pas d’un film pour intellectuels et qu’il peut suffire de se laisser embarquer dans ce voyage vers l’inconnu, de s’y immerger sans a priori ni timidité, et les questions se poseront d’elles-mêmes à la fin ou au cours de la vision. Au premier degré, cette expérience hypnotique peut aussi très bien fonctionner même si les tenants et aboutissants resteront toujours obscurs pour certains, un poème n’a pas nécessairement besoin d’être compris pour être apprécié. Mais avant d’aborder succinctement les thèmes du film, revenons quelques instants sur sa genèse.
Un jour, Kubrick a l’idée de faire un film sur la notion d’une vie intelligente extraterrestre. Comme à son habitude, il se rue alors sur tous les documents existants qui traitent du sujet, et devant l’évidence pour lui qu’une autre forme de vie intelligente existait ailleurs que sur la Terre, il se décide à tourner un film sur le sujet. Avec le grand écrivain de science-fiction Arthur C. Clarke, ils accouchent d’un traitement préliminaire qui, retravaillé, deviendra le scénario de 2001. Alors que Kubrick réalise son film, Clarke travaille à sa vision personnelle du scénario qui donnera le fameux roman homonyme moins mystérieux mais tout aussi réussi, ce n’était pourtant pas gagné d’avance. Malheureusement, alors que sa suite dirtecte 2010 reste encore intéressante, Clarke écrira deux autres suites profondément ennuyeuses et sans grand intérêt. Le tournage, lui, se déroule sur 7 mois et la postproduction prend encore deux ans, le budget grossissant démesurément, 60% sont attribués aux effets spéciaux utilisés dans plus de 200 plans du film. Que ce soit le travail sur les maquettes, les effets visuels ou photographiques, ceux-ci n’ont absolument pas vieilli et n’ont rien à envier au tout-numérique d’aujourd’hui. Méticuleux comme jamais auparavant, Kubrick voit enfin son film sortir en 1968 et le résultat final est l’un des rares exemples de superproduction qui se révèle être en même temps un film expérimental. Mais il n’a pas été conçu sous cette forme elliptique au départ. Il devait être initialement quasi documentaire avec voix off et séquences d’interviews scientifiques ou métaphysiques. C’est en cours de tournage que Kubrick procède à d’importants changements, éliminant au fur et à mesure tous les éléments trop explicites du scénario et élaguant considérablement les dialogues. Par cette décision il n’a pas été loin d’atteindre le rêve qu’il avait toujours intérieurement souhaité, réaliser un film muet…Il y a des domaines du sentiment et de la réalité qui sont inaccessibles à la parole. Les formes d’expression non verbales comme la musique et la peinture permettent d’y accéder, mais les mots sont un terrible carcan.
2001 est une œuvre extrêmement ambitieuse, un poème visuel et philosophique sur le destin de l’homme dans sa relation au temps, au progrès et au mystère de l’univers, le film aborde tous ces thèmes sans jamais être pesant ni surtout prétentieux. On peut tout à fait comprendre que certains puissent être réfractaires devant ce film et s’y ennuyer profondément mais comment avoir la mauvaise foi de ne pas reconnaître toutes les richesses thématiques, philosophiques ou métaphysiques qu’il aborde. Le film est constamment intriguant et passionnant par toutes les questions qu’il soulève. En ce qui concerne la fameuse séquence finale que nous évoquions au début, nous préférons les explications de Kubrick à de probables contresens…Le troisième monolithe entraîne Bowman dans un voyage intérieur et interstellaire jusqu’au zoo humain où il est placé, qui n’est pas sans rappeler un milieu hospitalier terrestre, sorti tout droit de ses rêves et de son imagination. Plongé dans l’éternité, il passe de l’âge mûr à la sénescence, puis à la mort. Il renaît sous la forme d’un être supérieur, un enfant étoile, un ange, un surhomme si vous préférez, et revient sur terre, prêt pour le prochain bond en avant de la destinée évolutive de l’homme.
Le plus grand paradoxe de ce film pourrait provenir de la description de ses personnages principaux. Alors que tous les humains nous apparaissent complètement fades, ternes, sans passions, sans enthousiasme ni envie autres que celle de bien réussir leur travail avrc des dialogues délibérément aseptisés, dépourvus de toute émotion, et à vrai dire sans grand intérêt pour la compréhension de l’intrigue, le seul personnage qui nous semble être pourvu de sentiments est le super ordinateur Hal 9 000. Cette pure rationalité que représente Hal peut déboucher sur l’irrationnel, après avoir subi une défaillance au départ inimaginable, de peur de se faire déconnecter par les hommes il décidera de tuer à son tour pour survivre, et l’unique astronaute qui échappera à sa destruction devra à son tour le lobotomiser pour que puisse s’accomplir la dernière étape de cette odyssée. Cette scène sera la plus émouvante du film, le spectateur demeurant étonné d’avoir été plus attristé par le « décès » de la machine que par ceux juste auparavant des humains. Ici, le progrès passe donc toujours par le meurtre, ce pessimisme de Kubrick pourrait être tempéré par la naissance de cet enfant des étoiles qui sera sans doute à l’origine d’un nouveau pas en avant pour la progression de cette Humanité, un pas en avant que l’on espère pas seulement scientifique mais aussi humaniste.
Raconté comme cela, le film pourrait paraître mouvementé mais il faut prévenir le spectateur qu’il ne va pas assister à un Star Wars, mais se trouver devant une oeuvre contemplative au rythme très lent, certaines longues séquences étant absolument dénuées d’action et même de son ! Que cette radicalité dans le traitement ne fasse peur à personne mais on ne doit pas occulter cet aspect qui, il est vrai, en a déjà rebuté plus d’un et qui continuera longtemps à diviser le public. Quoi qu’il en soir, cette pureté, cette nudité n’empêchent pas de faire naître l’angoisse, l’émotion, le suspense, l’humour et le souffle de l’aventure. Et la légende qui veut qu’à chaque nouvelle vision nous découvrions un détail qui nous avait échappé est tout à fait exacte, la symétrie et l’étonnante ressemblance qui existe entre l’œil de Hal 9 000 et le soleil rougeoyant viennent seulement de m’être dévoilées. En plus d’être un film d’une richesse phénoménale, il s’agit également d’une expérience cinématographique inoubliable due à la méticulosité d’un Kubrick démiurge à tous les niveaux du processus de création cinématographique. La construction du récit en quatre blocs autonomes et le découpage des séquences atteignent une sorte de perfection, tout le monde a entendu parler de l’ellipse culottée qui fait faire au spectateur un bond de plus de quatre millions d’années en seulement deux plans…Un os est lancé en l’air par un singe, os qui le plan suivant se transforme en vaisseau spatial. Toute la partie « documentaire » est d’une rigueur scientifique sans égale qui fera dire de Kubrick que c’était un perfectionniste, et surtout un visionnaire puisque sa représentation de l’espace a été tellement juste qu’interrogés un jour sur ce qu’ils avaient vu dans l’espace, des astronautes américains ont répondu « C’est comme dans 2001 » alors que le cosmonaute Alexis Leonov dit avoir l’impression d’être allé deux fois dans l’espace, la première étant lors de sa vision du film. Nous pourrions aussi nous extasier sur la précision des travellings, la beauté fulgurante de la photographie de Geoffrey Unsworth dès les premières images, mais aussi de l’utilisation prodigieuse de la musique classique là où on l’attendait le moins.
Au départ, la musique avait été écrite par Alex North, un compositeur qui avait déjà travaillé pour Kubrick à l’occasion de Spartacus. La partition écrite pour 2001 était de très bonne tenue d’après ceux qui ont eu la chance de l’entendre. Mais Kubrick n’en était pas à une expérience près et décida ne ne pas s’accommoder de cette composition originale et de n’utiliser que des morceaux de musique classique qu’il utilisera avec parcimonie et pertinence, et qu’il contribuera d’ailleurs pour la plupart à immortaliser. Ce sera tout d’abord l’introduction du poème symphonique Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, d’une solennité impressionnante et qui place d’emblée le film dans les sphères les plus hautes. Ensuite le Requiem et le Lux Aeterna du compositeur avant-gardiste György Ligeti sont utilisés lors des séquences les plus mystérieuses, voire angoissantes du film. Cette musique quasiment atonale crée un malaise et un sentiment d’étrangeté vraiment très puissants. Mais l’idée de génie de Kubrick est certainement d’avoir utilisé le célébrissime Beau Danube bleu de Johann Strauss pour ce qui reste la scène la plus lumineuse et poétique de ce chef-d’œuvre « la valse des vaisseaux ». Et il serait injuste de ne pas évoquer un morceau encore trop peu connu, l’adagio de la suite de ballet Gayaneh de Khatchaturian, une musique d’une mélancolie poignante, celle qui ouvre le bloc narratif du voyage sur Jupiter et qui accompagne Franck Poole lors de son jogging à l’intérieur du vaisseau. Désormais, pour quasiment tous ses autres films excepté Full Metal Jacket, Kubrick se fera une spécialité de trouver des morceaux de musique classique pour accompagner ses films.
Cette vaste rêverie poétique au pouvoir de fascination sans précédent qui vous plonge dans un état voisin de l’hypnose, aux perspectives métaphysiques vertigineuses qui stimulent l’imagination du spectateur, est la preuve irréfutable que les seuls artistes exerçant dans les arts dits « sérieux » n’ont pas le monopole du génie et que si l’on accole cet adjectif à des célébrités comme Mozart, Zola ou Manet, on peut aussi bien l’attribuer à un cinéaste. Le cinéma est aussi un art honorable, ce dont beaucoup doutent encore, à l’instar de la littérature, la peinture ou la musique. Ce film est un chef-d’oeuvre artistique que l’on peut placer au même niveau que par exemple A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, les sonates pour violon et piano de Brahms ou bien les Iris de Van Gogh. Ne soyons plus frileux avec le cinéma et affirmons haut et fort qu’avec des films de cette trempe et bien d’autres encore, il peut tenir la dragée haute aux autres arts nés bien avant lui. A propos de 2001, Michel Ciment a dit dans son ouvrage indispensable sur le réalisateur…
Le metteur en scène a conçu un film qui a frappé soudain de vieillissement tout le cinéma de science-fiction, au risque de décevoir les « spécialistes » qui n’y retrouvaient pas matérialisés leurs chers extraterrestres et de rendre perplexes les « amateurs » par l’audace de sa narration.