” Plus le style graphique d’un visage est simple,
plus le spectateur peut s’émouvoir et s’identifier avec lui “
Hergé
MA VIE DE COURGETTE interroge surtout sur le sens de la famille, celle que l’on subit et celle que l’on se crée. La maltraitance faite aux enfants est dénoncée : la plus évidente par le biais de la violence directe. Mais aussi la plus insidieuse que provoquent solitude ou désœuvrement dans lesquels se retrouvent certains enfants. Les questions posées par le film peuvent même être dérangeantes : qu’est-ce qu’être parent au fond ? Fait-on tout ce qu’il faut pour le bien-être de ses enfants ? Où commence la maltraitance ? Comment le sait-on ?

Adapté du roman Autobiographie d’une Courgette de Gilles Paris, et véritable coup de foudre pour Claude Barras…” L’histoire m’a replongé dans mon enfance et mes premiers émois devant des films comme Les 400 coups, Rémi sans Famille, Belle et Sébastien, Bambi. Je voulais faire un film pour les enfants qui leur parle de la maltraitance et de ses remèdes dans le monde d’aujourd’hui. Dans le cinéma contemporain, le foyer est mis en scène comme lieu de la maltraitance et le monde extérieur comme le lieu de liberté. Dans mon film, le paradigme est renversé car la maltraitance est subie dans le monde extérieur et le foyer est le lieu de l’apaisement et de la réparation. C’est ce qui rend ce récit classique et moderne à la fois “.

Ce sont les producteurs qui ont suggéré à Claude Barras le nom de Céline Sciamma pour collaborer à l’écriture du scénario. Une idée accueillie avec enthousiasme pour le réalisateur. ” Céline a su donner au scénario une réelle structure, très classique et rigoureusement articulée. Elle a également su doser l’équilibre subtil entre humour et émotion, aventure et réalisme social. La réussite de ce scénario tient aussi beaucoup dans le traitement très délicat de ses personnages, évoquant subtilement les noirceurs du passé pour mieux les chasser à la lumière des amitiés naissantes dans le présent “.
Pour le doublage ce sont des acteurs non-professionnels qui ont été choisis pour les rôles des enfants, choisis en fonction de leur naturel face au micro ainsi que pour leur voix. Les adultes ont quant à eux été doublés par des professionnels, apportant le cadre nécessaire aux séances de doublage. Six semaines ont été nécessaires pour la totalité du doublage du film. Plutôt que le classique champ/contre-champ courant dans les films d’animation, Claude Barras a privilégié tourner en plans-séquence, laissant ainsi l’action se développer à son rythme et faisant la part belle aux détails et à l’atmosphère de Ma vie de Courgette. Le film a gagné le Valois de Diamant au Festival d’Angoulême en août 2016. Il a également été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes, et gagné le Prix du Public au Festival de San Sebastian. Il a obtenu au total une quinzaine de récompenses dans de nombreux festivals internationaux.




Le film a été tourné en stop-motion*, ce qui a nécessité un travail considérable de la part des équipes du film. Claude Barras résume ” Il a fallu fabriquer et peindre une soixantaine de décors et cinquante-quatre marionnettes dans trois déclinaisons de costumes. Nous avons ensuite, durant huit mois, tourné soixante-dix minutes de film, répartis sur quinze plateaux de tournage, à raison de trois secondes par jour et par animateur. Huit mois supplémentaires ont été nécessaires pour sonoriser le film et assembler toutes les prises sur fond vert avec les premiers-plans, les arrière-plans, les ciels, les nuages ainsi que les autres fonds de décors créés par ordinateurs. Bien que la fabrication et le tournage furent un marathon de deux ans de travail acharné impliquant plus de cent cinquante «artisans», nous avons tenu et réussi, grâce une équipe très efficace, à mettre en place et maintenir un système de production à échelle humaine tout au long du tournage “.
*Technique d’animation utilisée avec des objets réels, dotés de volume. Alors que les objets sont immobiles en eux-mêmes, cette technique permet de créer l’illusion qu’ils sont dotés d’un mouvement naturel. Différents types d’objets sont utilisés à cette fin avec des figurines articulées, des maquettes articulées, du papier plié, de la pâte à modeler, etc. Des exemples célèbres de films ayant recouru à cette technique sont King Kong (1933), de nombreux films fantastiques de la seconde moitié du XXe siècle dont ceux du célèbre Ray Harryhausen (1920-2013) ou, plus récemment, L’Île aux chiens (2018), de Wes Anderson.
Dans la plupart des œuvres visuelles où cette technique est utilisée, un set constitué d’objets est filmé à l’aide d’une caméra dédiée à l’animation, c’est-à-dire pouvant enregistrer sur une pellicule cinématographique un seul photogramme chaque fois qu’elle est enclenchée, telle un appareil photo (technique de l’image par image), ou à l’aide d’une caméra à mémoire numérique. Entre chaque prise de vue d’une ou deux images, les objets de la scène sont légèrement déplacés ou transformés. Lors de la restitution à la cadence normale de projection, ces objets pourtant immobiles lors des prises de vue donnent l’illusion de bouger par eux-mêmes. La technique est semblable à celle du dessin animé, mais avec des objets en trois dimensions.







L’animateur connaît intimement sa marionnette, au fur et à mesure qu’il la manipule, il la rencontre physiquement. Il sait comment elle plie, où sont ses limites, comment elle va avoir l’air gai ou triste. C’est presque de l’ordre du chamanisme et moi qui ne suis que l’intermédiaire entre l’animateur et la poupée. Quand on construit une poupée, il faut envisager sa rencontre avec l’animateur. J’ai souvent entendu des animateurs se plaindre de poupées mal conçues, trop difficiles à animer, même si elles sont très belles. Nous avons donc tenu, pour les têtes, à avoir des éléments aimantés, les paupières, les sourcils, la bouche tout simples à déplacer. Juste un petit changement et Simon semble très énervé…L’animateur écoute le voix du personnage, sent l’émotion de la séquence et choisit la bouche correspondante en conséquence…Mon rôle est de lui dire dans quelle séquence est le plan, et quelle est « l’intention » de ce plan. Mais, entre lui et moi, il y a encore la chef animatrice, à laquelle, au préalable, il mime les mouvements qu’il pense donner à la marionnette. Puis il s’enferme dans le studio dans le noir avec sa marionnette, pour donner cinq secondes de film par jour s’il s’agit d’un seul personnage, ou une seule seconde si c’est une scène de groupe avec plusieurs marionnettes. Et moi, maintenant, quand je regarde Simon sur cette table, j’ai l’impression qu’il a une âme.
La marionnette, l’animateur qui va la faire bouger, et la voix du personnage, ce sont ces trois éléments qui font que le personnage existe vraiment et qu’on y adhère. Pour les voix, nous avons pris le parti de choisir des enfants non professionnels qui étaient au plus proche des personnages dans leur énergie, leur caractère. Nous avons vus 200 enfants pour en garder sept, les sept personnages du film. Nous les avons mis dans les situations du scénario comme dans un tournage en images réelles pour enregistrer les dialogues et obtenu une trentaine d’heures de rushs que nous avons, ensuite, patiemment montés ! Et c’est à partir de ce montage voix que j’ai construit ma mise en scène. Je n’avais pas fait de découpage avant d’avoir les voix. De voir ces vrais enfants jouer, se déplacer, être en véritable interaction m’a permis d’imaginer les scènes dans l’espace, et de tester la véracité du scénario et des dialogues. L’aventure, en fait, a commencé, il y a dix ans, avec la lecture du roman de Gilles Paris. Sur la base du livre, j’ai dessiné des personnages, inlassablement, pendant trois ans avant qu’ils soient en volume. Le nombre de carnets de croquis que j’ai remplis ! Puis j’ai fait un casting de mes dessins et soudain, j’avais une relation particulière avec un dessin et je sentais que Courgette, ce serait lui. Que Simon serait cet autre croquis…Et ainsi de suite. Une fois que j’ai eu mes sept personnages, je les ai dessinés sur la même et grande feuille pour voir comment ils allaient ensemble, et peaufiner les détails…Celui-là doit être plus petit que les autres, Simon doit avoir un peu plus de cernes, etc – pour organiser le groupe. Puis, des dessins à l’échelle réelle des personnages sur du papier millimétré sont partis chez Greg, qui a construit les armatures en métal, comme des squelettes (de 35 cm pour les enfants, et 45 cm pour les adultes) sur lesquels ont été faits des modelages en pâte à modeler couleur chair. A ces modelages, Greg a ensuite coupé les pieds, les mains, enlevé les bouches, les sourcils, les cheveux, et il a réalisé des articulations et des moulages en silicone de chaque partie pour pouvoir animer les bras, les jambes séparément. Les costumières, elles, ont créé les petits costumes, souples, mais résistants. Claude Barras Réalisateur

ANALYSE DU FILM
Longtemps, les films d’animation se sont résumés aux niaiseries Disney, aux contes et légendes avec Blanche-Neige, Cendrillon, Pocahontas…revus par le manichéisme américain le plus épais. Les tentatives européennes type Le Roi et l’Oiseau, plus intéressantes et originales mais bien plus pauvres en moyens, faisaient figures d’exception. Heureusement, les temps ont changé, d’abord sur le front industriel hollywoodien avec l’émergence des formidables studios Pixar / DreamWorks qui ont fini par déniaiser Disney, ensuite avec les merveilles pour enfants et adultes issues du studio japonais Ghibli, et enfin avec une production française aussi variée que créative, de Michel Ocelot aux Lascars en passant par des as de la BD comme Joann Sfar ou Marjane Satrapi. Ma vie de courgette s’inscrit superbement dans ce mouvement d’un cinéma d’animation qui s’adresse autant aux petits qu’aux grands et qui traite de sujets importants avec inventivité et subtilité.
Le film est écrit par Céline Sciamma sur une adaptation du roman de Gilles Paris, Autobiographie d’une courgette) et ça se voit et s’entend tant on connaît l’attrait de cette dernière pour les messages de tolérance, d’ouverture d’esprit, d’amitié ou de solidarité. Et de tout ceci il est évidemment question. Les enfants représentent un échantillonnage de toutes les situations de potentielle exclusion, surpoids, couleur de peau, identité transgenre, timidité, difficulté à communiquer…Les adultes sont distribués selon toutes les nuances du bien et du mal, depuis le policier ouvert et tendre à la tante cynique et vénale en passant par la directrice du foyer qui n’est ni gentille ni méchante mais tente simplement de faire son travail dans l’efficacité et l’équité.
Pour autant, ces personnages ne sont pas réductibles à une caractéristique ou un sociotype mais possèdent leur complexité, leur épaisseur, leur possibilité d’évolution, à l’exemple du butor de cour de récré qui devient le meilleur ami de Courgette ou de Courgette lui-même qui passe de l’état de victime apeurée à celui d’un enfant qui renaît à la vie et se reconstruit une famille affective plutôt que biologique. Le film montre que chaque individu est constitué de singularités et pourrait reprendre à son compte la phrase de Cocteau, “ Ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi ”. Et pour faire une bonne ratatouille humaine, il ne suffit pas de courgettes mais il faut un mélange de légumes chacun singulier.
Le réalisateur Claude Barras a imaginé des figurines venant du royaume simpliste et fantaisiste de l’enfance (petits corps, grosses têtes…) mais réussit à faire passer dans leurs regards toutes les émotions et tous les ressentis de l’être humain. Grâce à ce travail plastique et aux voix des comédiens, Ma vie de courgette est un film ultra-stylisé mais profondément incarné. C’est aussi une œuvre d’une certaine modestie, qui n’abuse pas du temps du spectateur : soixante-six minutes, c’est une durée certes courte pour un long métrage mais qui suffit à montrer dans toutes ses nuances le parcours initiatique d’un enfant qui apprend à faire son deuil, à se frotter au monde, à conquérir son individualité et sa liberté. Alors que beaucoup de films dépassent les deux heures pour brasser de l’air ou exposer leur vanité, Ma vie de courgette fait passer énormément de choses sur l’enfance, la différence, la construction de soi, l’altérité, avec une concision, une finesse et une précision impeccables.